Beyrouth était cette semaine la plateforme régionale pour repenser la justice transitionnelle, en plaçant les survivants de la torture non pas comme de simples bénéficiaires de services, mais comme des acteurs centraux du processus judiciaire. Intitulée « Vers une justice transitionnelle inclusive centrée sur les victimes », la conférence, organisée dans la capitale libanaise, répond à un besoin régional urgent : réhabiliter les victimes, juger les auteurs, et construire des systèmes de soutien intégrés capables de restaurer la dignité et reconstruire l’être humain.

Des discours d’ouverture qui recentrent la boussole sur les victimes

Les interventions d’ouverture n’étaient pas de simples formules de politesse. Elles ont posé des questions essentielles sur la place des victimes dans les systèmes judiciaires. Najat Rochdi, envoyée spéciale adjointe des Nations Unies pour la Syrie, a rappelé que la justice ne peut être complète sans la restauration de la dignité des survivants. « La réhabilitation n’est pas seulement un choix humanitaire, mais un devoir politique et moral. »

Mazen Shaqoura, représentant régional du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, a insisté sur le fait que rendre justice aux victimes suppose de s’attaquer aux causes structurelles de la torture. « Il n’y a pas de justice transitionnelle sans garanties véritables de non-répétition. »

De son côté, la Dre Amina Bouayach, présidente de l’Alliance mondiale des institutions nationales des droits de l’homme, a souligné que « les voix des victimes doivent être au cœur de la vérité et de la reddition de comptes. La justice commence par le témoignage, pas par les tribunaux. »

Suzanne Jabbour, directrice exécutive du Centre Restart et membre du Sous-comité des Nations Unies pour la prévention de la torture, a renchéri : « Le soutien psychologique ne doit pas être un service annexe, mais une composante à part entière de la justice. Il faut briser les barrières entre le droit et l’humain. »

Victor Madrigal, membre du conseil du Fonds de contributions volontaires des Nations Unies pour les victimes de la torture, a ajouté : « Nous ne voulons pas de belles lois sur le papier, mais des outils concrets pour la guérison et la justice. Il faut transformer l’engagement international en réalité tangible dans la vie des victimes. »

La réhabilitation comme un droit, non comme une faveur

La première session s’est penchée sur la réhabilitation et la réparation à la lumière du droit international, notamment le Commentaire général n°3. Les analyses juridiques et médicales ont confirmé que les victimes ne sont pas de simples patients, mais des titulaires de droits qui nécessitent une structure institutionnelle de soutien.

Les experts internationaux Dr Nidal Jurdi et Marie Brasholt ont livré une lecture précise des failles de mise en œuvre, notamment dans les zones de conflit. L’expérience du Centre Restart, présentée par le Dr Abbas Alameddine et la Dre Sanaa Hamzeh, a proposé un modèle local fondé sur l’intégration du soin psychologique, du soutien social et des mécanismes judiciaires.

Justice transitionnelle : des récits de l’État aux témoignages des victimes

La deuxième session a recentré le débat sur l’essence de la justice transitionnelle : juger les bourreaux suffit-il ? Ou faut-il ériger le témoignage des victimes comme socle de la paix nationale ?

Bouayach a exposé comment l’intégration des témoignages de victimes en Tunisie et au Maroc a permis de réécrire de manière plus équitable la mémoire collective. Jabbour a insisté sur la nécessité de développer des services de soutien psychologique qui soient pleinement intégrés à la justice, et non traités comme des annexes sociales.

La justice en Syrie : le contexte le plus complexe

La Syrie a fait l’objet d’une session spéciale, dédiée aux obstacles politiques, juridiques et sociaux entravant la mise en œuvre de la justice, dans un contexte de violations continues. Les intervenants ont souligné que la justice en Syrie passe par une documentation indépendante et la reconnaissance pleine et entière de la parole des victimes.

Le soutien psychologique et social, ont-ils insisté, doit être pensé localement et mis en œuvre par les Syriens eux-mêmes, pour éviter toute reproduction de dépendances externes.

De la théorie à l’action : une feuille de route régionale

La deuxième journée s’est concentrée sur la construction concrète : évaluation des besoins des victimes, analyse des modèles de réhabilitation, élaboration d’un plan d’action régional réaliste. La feuille de route issue de la conférence s’articule autour de cinq priorités :

- Créer des réseaux régionaux de soutien favorisant l’échange de savoirs et d’expériences

- Renforcer les capacités locales à travers la formation et un financement durable

- Accompagner les efforts syriens avec un appui technique, psychologique et juridique

- Amplifier la voix des victimes via des campagnes médiatiques et des témoignages documentés

- Mettre en place des mécanismes de suivi et d’évaluation pour garantir l’efficacité des politiques

La justice commence par l’écoute

Cette conférence n’a pas été un exercice académique, mais un appel franc à transformer la justice transitionnelle en une expérience vécue. Tous les participants s’accordent : la réhabilitation ne se mesure pas au nombre de projets réalisés, mais à la capacité retrouvée des victimes à ressentir dignité et justice.

Les survivants de la torture ne sont ni des chiffres ni des symboles : ce sont des êtres humains avec lesquels nous devons travailler — et non à leur place.