Chaque individu est un mélange complexe d’adhésions et de loyautés. Parfois, ces appartenances se complètent  ; d’autres fois, elles s’opposent. Dans les États modernes, la citoyenneté constitue le socle juridique, social et politique qui relie l’individu à l’État, selon une logique de droits et devoirs, et d’égalité devant la loi. Mais dans les pays où les identités communautaires ou confessionnelles dominent, la citoyenneté se fragmente.

L’un des fondements de la stabilité d’un État réside dans la primauté de l’allégeance nationale. Lorsque d’autres loyautés prennent le dessus, la patrie devient un simple « hôtel » : un lieu de passage, un abri provisoire en attendant un visa, ou encore une boîte postale servant des intérêts extérieurs. Parfois même, elle devient un champ de bataille pour des causes étrangères.

Cette déviation de la loyauté nationale ronge le Liban depuis la naissance de la République, affaiblissant l’idée même de citoyenneté et entraînant le pays dans une succession de guerres et de tragédies. L’appartenance religieuse, politique ou communautaire a souvent supplanté l’identité nationale — si tant est qu’elle ait jamais réellement existé. Reconnaître cette réalité douloureuse permet de mieux comprendre l’histoire libanaise : de la révolte de 1958 aux événements de 1969 et 1973, de la guerre de 1975 à l’après-Taëf, en passant par la Révolution du Cèdre, le soulèvement du 17 octobre et toutes les crises qui ont suivi.

Au nom de la démocratie, le Liban a payé le prix de son adhésion au nassérisme, au baasisme, à l’idée de la « nation arabe éternelle », à l’idéologie d’Antoun Saadé et son « croissant fertile », sans oublier la cause palestinienne dont les milices furent, pour certains, « l’armée sunnite du Liban ». Aujourd’hui, « Hezbollah » perpétue cet héritage, lié à la République islamique d’Iran et au Guide suprême, sous la bannière du slogan : « Ni Est ni Ouest, uniquement islamique ».

Certains pourraient objecter : n’y a-t-il pas aussi des loyautés envers l’Occident ? Peut-être une certaine affinité ou coopération, mais jamais sous la forme de partis politiques ou de milices servant une stratégie occidentale. L’Occident n’a jamais tenté d’effacer l’identité libanaise, de dissoudre son existence ou d’en modifier la structure. Le nassérisme et ses dérivés, en revanche, ont bel et bien remis en question la légitimité du Liban, le réduisant à une erreur historique ou à une fabrication coloniale à intégrer dans des entités plus vastes.

Les récents affrontements sanglants à Sweida, en Syrie — entre Druzes et tribus arabes, suivis d’une intervention du régime syrien — ont ravivé le débat sur les loyautés déviantes au Liban. Les réactions locales ont été immédiates et révélatrices. À Sofar, des cris ont retenti : « Par le sang et l’âme, nous te sacrifions, ô Salman » — une référence à Salman al-Farisi, figure spirituelle chez les Druzes. L’ancien ministre Wiam Wahhab est même allé jusqu’à annoncer la création d’un groupe armé, l’« Armée du Tawhid », pour défendre Sweida. À Tripoli, dans le quartier de Bab el-Tebbaneh, des cortèges de motos scandaient des slogans pro-omayyades et affichaient leur soutien à Ahmed al-Charra, dans une ferveur propagée jusqu’au Akkar.

Même si ces débordements ont été contenus par les autorités religieuses et politiques, ils révèlent un malaise profond. Sous prétexte de protéger le sanctuaire de Sayyida Zeinab à Damas, « Hezbollah » a engagé sa milice en Syrie pour défendre le régime Assad, pilier de l’Axe de la Résistance. Résultat : des milliers de morts dans ses rangs, et une haine tenace au sein de la population syrienne.

N’avons-nous pas tiré les leçons de cette implication désastreuse de « Hezbollah » en Syrie ? Wahhab ne devrait-il pas être poursuivi pour incitation à la discorde confessionnelle et formation de milices ? Les mouvements de rue sunnites et druzes ne devraient-ils pas être contenus avec plus de fermeté ? Prévenir l’extension du volcan syrien au Liban commence par une démonstration de fermeté étatique, sans compromis. Les propos de Wahhab ne relèvent pas de la liberté d’expression, tout comme les menaces proférées par le responsable de la Békaa de « Hezbollah », Faisal Chokr, qui déclarait récemment : « À ceux qui réclament le désarmement, nous arracherons vos âmes avant vos armes. »

Il est temps de briser les tabous et d’affronter la véritable question : celle de la loyauté au Liban. Il est également temps de poser la problématique, trop souvent évitée, du lien entre religion et État. Lors de l’attentat contre une église à Damas, aucune milice chrétienne libanaise n’a été créée pour aller se battre en Syrie. Les chrétiens du Liban ne se sont jamais armés pour se battre au Soudan, en Irak, en ex-Yougoslavie ou ailleurs. La solidarité humaine est naturelle, et la compassion communautaire compréhensible — tant qu’elle reste dans les limites du discours ou de l’aide sociale. Toute implication armée dans les affaires intérieures d’un autre pays est une faute originelle.

Le débat libanais ne peut plus se limiter au désarmement de « Hezbollah ». Il faut également remettre à plat la question du régime politique, de la citoyenneté, et du lien entre religion et gouvernance dans un pays fondé sur les équilibres communautaires. Le déni n’est plus une option. Si nous voulons un Liban stable, nous devons avoir le courage d’engager un dialogue honnête et responsable — qui place enfin la patrie au-dessus de tout.