Alors que le Liban attend avec anxiété l’issue de la visite de l’émissaire américain d’origine libanaise, Tom Barrack — qu’elle débouche sur une paix intérieure ou rallume les braises de la guerre ;
Alors qu’Israël poursuit sa guerre ouverte contre le Liban par des frappes aériennes quotidiennes, des assassinats ciblés, des incursions et une occupation persistante ;
Alors que la région entière est au bord de transformations majeures — confrontation américano-iranienne, rapprochement syro-israélien avec une rencontre de haut niveau en vue d’un accord de paix, ou encore guerre prolongée à Gaza —
un nouveau discours émerge : certains prédisent, menacent ou fantasment même une intervention militaire syrienne au Liban pour affronter le Hezbollah, si les autorités libanaises n’agissent pas pour le désarmer.
Mais ce discours dérape rapidement vers le délire. On en vient à réclamer la « récupération » de Tripoli et de Saïda — prétendument « arrachées » à la Syrie par l’accord Sykes-Picot — et leur rattachement à l’État syrien. Et voilà que resurgit l’antienne usée : le Liban n’est pas un pays, mais une portion de la Grande Syrie.
À ceux qui ignorent l’histoire, qui la déforment au gré de leurs idéologies, à ceux qui nient la richesse historique et civilisationnelle du Liban, aux rêveurs nostalgiques d’un pan-syrianisme dépassé, je pose une simple question :
Quand la Syrie a-t-elle jamais existé en tant qu’État pour que le Liban en fasse partie ?
À quelle époque ? Sous quelle autorité ?
Et comment, concrètement, Tripoli ou Saïda auraient-elles pu être « syriennes » ?
Les faits sont têtus : le nom « Liban » est l’un des plus anciens noms de nation encore utilisé aujourd’hui. Il apparaît deux fois dans l’Épopée de Gilgamesh, soit il y a plus de 4 000 ans. « Syrie », en revanche, est une désignation bien plus récente, donnée par les Grecs au IIIe siècle av. J.-C. Peut-être en référence au peuple syriaque, ou dérivant de « Tyr », l’illustre cité phénicienne. Le nom officiel de l’Église syriaque fondée par saint Thomas en Inde reste aujourd’hui encore « Église syrienne ».
À travers l’histoire — de l’époque hellénistique à la création du mandat français en 1920 — il n’y eut jamais d’État souverain nommé Syrie. Le territoire fit partie d’empires successifs : grec, romain, byzantin, arabe, fatimide, croisé, mamelouk, ottoman… La « Syrie » n’était qu’une province parmi d’autres, parfois englobant des zones du Liban actuel, tout comme Acre appartenait autrefois à la province de Saïda.
Même sous le mandat français, quand Paris voulut fusionner le Liban et la Syrie en une seule entité, ce furent les Libanais qui s’y opposèrent. Une figure de proue de cette résistance fut le penseur visionnaire Youssef El-Sawda, qui mobilisa la diaspora libanaise pour envoyer plus de 30 000 télégrammes au ministère français des Affaires étrangères, réclamant un Liban indépendant. Et ils obtinrent gain de cause.
Le Liban a obtenu son indépendance d’une Syrie qui, à l’époque, n’avait même pas encore unifié ses propres territoires morcelés — la France ayant divisé la Syrie en quatre entités autonomes. La République arabe syrienne moderne ne vit le jour qu’en 1939.
Comment prétendre que le Liban aurait été « séparé » de la Syrie, alors qu’il existait comme entité distincte bien avant même que la Syrie ne soit pensée comme État moderne ?
Que personne ne vienne dire : « le Liban n’était qu’une montagne ». Aucun pays moderne n’existe aujourd’hui dans les mêmes contours qu’hier. Mais les nations modernes portent l’héritage de leurs incarnations passées. L’exemple des États-Unis est éloquent : ils se sont étendus État après État, jusqu’à racheter l’Alaska à la Russie en 1867 pour 1,8 million de dollars.
Et à ceux qui rêvent d’annexer Saïda et Tripoli — deux des plus anciennes cités du Liban — qu’ils en revisitent l’histoire.
Saïda (ou Sidon), jadis royaume-cité, faisait partie d’une constellation de puissantes cités-États côtières : Tyr, Byblos, Tripoli, jusqu’à Ougarit (actuelle Ras Shamra en Syrie).
Tripoli, ou « Tripolis », fut ce qu’on pourrait appeler la première « ONU » de l’histoire : une alliance entre trois royaumes — Tyr, Saïda et Arwad — qui s’y réunissaient régulièrement pour débattre de leurs affaires diplomatiques et économiques, ainsi que de leurs relations avec les grandes puissances du monde antique, en tirant parti de la maîtrise maritime des Phéniciens.
Comme si le Liban n’avait pas déjà souffert trente années durant d’une domination militaire syrienne — appelez-la tutelle, occupation ou autre — avant de s’en libérer le 26 avril 2005.
Comme si aujourd’hui, alors que la Syrie elle-même tente de se reconstruire après une guerre dévastatrice, la chute du régime Assad, et la prise de pouvoir par Ahmad Al-Charaa, il était envisageable de revenir en arrière et de restaurer une tutelle révolue.
Les habitants de Saïda, de Tripoli, ou de toute autre localité libanaise — quelles que soient les crises que traverse leur pays — accepteraient-ils vraiment de renoncer à leur identité et de rejoindre un État voisin en plein désarroi ?
Un dernier conseil : à ceux qui continuent d’entretenir de telles chimères, épargnez-vous la peine. Trop de cauchemars ne font que semer l’angoisse.