Au cœur de ce qui définit une nation, il y a pour moi ceci : un peuple qui choisit de vivre ensemble, durant une même période de l’Histoire et sur la même terre, uni par des « espoirs et des douleurs partagés ».

Mais où en sont les Libanais à ce sujet ? Ont-ils vraiment vécu une existence commune faite d’espoirs et de douleurs collectives au cours des 105 dernières années depuis la proclamation du « Grand Liban » — sinon avant ?

Le contexte de cette interrogation est celui des divisions chroniques du Liban — qu’elles soient profondes et structurelles, ou soudaines et conjoncturelles. Bien sûr, l’unanimité n’est pas requise ; les désaccords politiques, grands ou petits, sont naturels et essentiels à la démocratie et à la liberté d’expression.

Ce qui est anormal, toutefois, c’est la fragilité de la politique libanaise, où une simple rencontre entre deux chefs de pouvoirs après un différend mineur devient un événement national où chaque désaccord — même le plus trivial — déclenche une crise qui domine la politique et les gros titres.

Le sens du mot « patrie »

Les Libanais se sont-ils jamais mis d’accord sur le sens du mot « patrie » ? Tous les citoyens voient-ils le Liban de la même manière ? Son identité, inscrite dans la Constitution, a-t-elle jamais été tranchée — ou chaque groupe a-t-il persisté à s’accrocher à sa propre interprétation, indépendamment de ce que dit la Constitution ?

Prenons, par exemple, la plaie béante du Sud, de la Békaa et de Beyrouth, qui supportent depuis deux ans le poids de la guerre. Ces pertes concernent-elles tous les Libanais — ou seulement ceux qui ont été déplacés, déracinés ou réduits à la misère ? Lorsque le président du Parlement critique le gouvernement pour avoir négligé ces régions, le Premier ministre rétorque en rappelant qu’il fut le premier à visiter les zones sinistrées après le cessez-le-feu. Au lieu de s’unir, les Libanais se sont une fois de plus divisés en camps rivaux.

Aujourd’hui, plus d’un tiers de la population vit sans terre, sans sécurité, ni abri — à la merci des bombardements israéliens. Des villages entiers ont été rasés, des maisons réduites à de simples photos dans des albums de famille, à des souvenirs gravés dans les larmes. Et pourtant, d’autres Libanais continuent de vivre comme s’ils étaient à Monte-Carlo ou Marbella, indifférents au grondement des avions de guerre au-dessus de leurs têtes, les prenant pour de simples « oies bruyantes ».

Qui sont les martyrs ?Une mémoire sélective de la souffrance

Lorsque des combattants libanais tombent à la guerre ou dans l’accomplissement d’un devoir partisan, sont-ils des martyrs pour tous les Libanais — ou seulement pour leur faction, leur allié ou leur rival ? D’autres nations ont traversé des guerres civiles, se sont réconciliées et se sont assises autour d’une même table — comme l’Afrique du Sud, qui a embrassé la « vérité et réconciliation » pour construire un avenir plus pur. Le Liban, lui, reste prisonnier de ses divisions — non seulement à propos des martyrs, mais aussi de ses disparus. Il en va de même pour les tragédies passées. La Grande Famine de 1915 est-elle une plaie nationale partagée ? Ou reste-t-elle un souvenir cantonné à certaines régions du Mont-Liban, limité par ses frontières confessionnelles, tandis que d’autres se sont identifiés à la puissance étrangère responsable, simplement parce qu’ils partageaient sa foi ?

Trois exemples de douleurs qui auraient dû unir les Libanais — mais qui révèlent au contraire un peuple divisé, ne se souciant que de ses propres blessures étroites.

Les espoirs absents

Et qu’en est-il des espoirs communs ? Soutenons-nous un citoyen, un groupe ou un parti qui présente un véritable projet national — ou le rejetons-nous par jalousie, à l’image de ce que disait Charles de Gaulle de la France : « Le fléau de la France, c’est l’envie » ? L’envie est aussi l’un des fléaux du Liban.

Si une équipe dirigeante élabore des plans stratégiques à long terme, sont-ils sabotés non parce qu’ils sont mauvais, ou simplement pour refuser le mérite a cette équipe ? Ici, la rancune rejoint l’envie — deux faces d’un même mal.

Si quelqu’un propose un projet laïc pour sortir le Liban de ses ruelles confessionnelles étroites vers les larges avenues du progrès, les chefs sectaires ferment aussitôt les rangs pour le bloquer — car ce projet menace de leur retirer les « outils de pouvoir » hérités de leurs prédécesseurs, qu’ils utilisent pour maintenir leurs communautés sous leur emprise.

Ainsi, l’envie, la rancune et le système confessionnel lui-même se combinent pour briser tout espoir commun que les Libanais pourraient nourrir.

Les douleurs partagées devraient signifier un seul cri de douleur, auquel on répond par un soulagement collectif. Les espoirs partagés devraient signifier un seul rêve commun, réalisé dans la joie.

Tant que les Libanais n'embrassent pas les deux, leur nation restera suspendue entre mémoire fragmentée et avenir gâché.