Le plus grand malheur pour une nation est de voir l’Histoire se répéter. Les peuples privés de mémoire collective sont condamnés à reproduire leurs erreurs. Le Liban court aujourd’hui ce risque – soit parce que l’oubli est devenu notre mémoire par défaut, soit parce que notre mémoire est criblée de trous.

Après des jours de tensions, de spéculations et de postures politiques, le Conseil des ministres s’est enfin réuni pour entendre le plan de l’armée visant à centraliser toutes les armes sous l’autorité de l’État. Le résultat n’a guère surpris. Dans une redite familière d’épisodes précédents, les ministres ont publié des décisions formulées dans un langage ambigu – à la fois clair et flou – donnant à chaque faction politique l’illusion d’avoir atteint ses objectifs. Mais derrière ces gains superficiels se cachent de profondes incertitudes, des risques et des menaces imminentes pour l’ensemble du pays.

Première crainte : l’effondrement du gouvernement

Au cours de la séance, les quatre ministres représentant le « Hezbollah » et le mouvement Amal ont quitté la salle alors que le commandant en chef de l’armée, le général Rodolph Haykal, commençait à présenter sa stratégie. Ils ont rejeté les décisions du Conseil des 5 et 7 août comme étant « anticonstitutionnelles » et se sont retirés. Un cinquième ministre, sans lien avec les deux blocs chiites, les a rejoints, préférant démissionner plutôt que d’apporter une couverture confessionnelle au gouvernement.

Que se passera-t-il si les ministres chiites démissionnent définitivement ? Le Liban a déjà connu ce scénario. En 2005, le cabinet de Fouad Sanioura avait continué à gouverner après le retrait du « Hezbollah » et d’Amal, en signe de protestation contre le Tribunal spécial pour le Liban, malgré les interrogations persistantes sur sa légitimité. Si l’actuel gouvernement persiste sans participation chiite – surtout sous la direction du Premier ministre Nawaf Salam, soutenu à l’international et déterminé à aller « sans retour en arrière » vers le désarmement – le pays pourrait plonger dans une crise politique. Quel responsable chiite oserait alors rejoindre un cabinet de remplacement ?

La situation est d’autant plus complexe qu’elle est marquée par des tensions au sein même du camp dirigeant – non seulement entre la présidence et la primature, mais aussi entre les deux pôles chiites. Le « Hezbollah » est resté largement silencieux jusqu’à présent, hormis quelques défilés de motocyclettes dans ses bastions. Le président du Parlement, Nabih Berri, a en revanche salué certains aspects des décisions, louant l’armée pour avoir « préservé la paix civile » et rejetant tout recours à la rue. Mais en coulisses, le « Hezbollah » se montre méfiant face à la disposition de Berri à accepter le principe du désarmement avant que ne soient réglées des conditions clés : retrait israélien du Sud, fin des attaques, libération des prisonniers, retour des déplacés et reconstruction.

Deuxième crainte : un Liban pris en étau

En science politique, le vrai leadership consiste à anticiper et à orienter les événements, non à les suivre en subissant leurs conséquences. Or, le gouvernement actuel, imposé de l’extérieur, a promis à la communauté internationale des réformes qu’il peine à réaliser. Pris entre les exigences étrangères et la fragilité interne, il se trouve face à un dilemme : l’inaction mène à l’effondrement, mais l’action risque d’attiser les tensions civiles.

Parallèlement, Israël poursuit sa campagne de raids, d’assassinats et de violations contre les civils et la FINUL, encouragé par la protection américaine. Si Tel-Aviv désapprouve les résolutions encore secrètes du Conseil, rien ne l’empêche d’intensifier ses attaques sous prétexte que Beyrouth a échoué à désarmer le « Hezbollah ». Les dirigeants libanais, incapables d’influencer les événements, se retrouvent à courir derrière des agendas étrangers – contraints d’en supporter seuls les conséquences.

Troisième crainte : la guerre avec Israël

La plus grave inquiétude reste de savoir si le Liban pourrait supporter une nouvelle guerre israélienne dévastatrice – une guerre qui détruirait ce qui subsiste du pays, neutraliserait le « Hezbollah » comme force intérieure et enterrerait la présidence actuelle à peine neuf mois après son entrée en fonction. Les conséquences seraient désastreuses : fragmentation, partition, paix imposée avec Israël et dilapidation des ressources naturelles que le pays attend depuis longtemps d’exploiter.

Une solution possible

Il n’est pourtant pas trop tard pour agir. L’État libanais peut encore honorer les engagements du serment présidentiel et de la déclaration ministérielle en lançant un véritable dialogue national autour d’une stratégie de défense. Selon ce plan, le « Hezbollah » et d’autres groupes armés seraient rassurés tout en transférant progressivement leurs armes à l’armée libanaise. Cela permettrait d’unifier la décision militaire sous l’autorité légitime de l’État, de satisfaire les partenaires internationaux et régionaux, et de priver Israël de ses prétextes à l’agression.

Seule une telle stratégie – fondée sur un consensus national – peut préserver la souveraineté et la stabilité du Liban. À défaut, le pays risque de dériver de crise en catastrophe, mené non par des bergers guidant leur troupeau vers des pâturages sûrs, mais par des bouchers l’entraînant vers l’abattoir.