Si l’adage de Karl Marx selon lequel « l’histoire se répète, d’abord comme tragédie, ensuite comme farce » est juste, il peut parfaitement s’appliquer aujourd’hui à l’Asie occidentale et au Moyen-Orient — plus d’un siècle après la fameuse « question d’Orient » et le déclin de « l’homme malade de l’Europe » à la fin du XIXᵉ et au début du XXᵉ siècle.
À l’époque, les revers de l’Empire ottoman avaient transformé ses vastes territoires en butins convoités par l’Europe et la Russie (devenue plus tard l’Union soviétique). La Turquie fut affublée du sobriquet « l’homme malade », et la « question d’Orient » devint le raccourci diplomatique de son démembrement. L’Empire fut réduit à ses frontières actuelles, et Istanbul, à cheval sur le Bosphore, resta le symbole d’une identité ambiguë entre l’Est et l’Ouest.
Aujourd’hui, l’histoire semble résonner à travers les ambitions impériales de l’Iran et son réseau d’influence régionale. La République islamique court le risque de devenir le nouvel « homme malade », suscitant l’hypothèse d’une « question chiite » contemporaine qui pourrait déboucher sur un affaiblissement du pouvoir de Téhéran, comme ce fut le cas des Ottomans il y a un siècle.
Les signes de ce délitement sont déjà perceptibles : recul de l’influence iranienne en Syrie, au Liban, à Gaza et en Irak, affirmation croissante des pays du Golfe, défis stratégiques posés par le corridor arméno-azerbaïdjanais du Zanguezour, tensions ethniques internes, impasse du dossier nucléaire, sans oublier les séquelles de la « guerre des douze jours » avec Israël et les États-Unis.
La « question chiite » se concentre principalement au Liban, mais elle trouve également un écho en Irak et au Yémen, à travers le projet de métropole chiite porté par l’Iran sous l’égide du guide suprême Ali Khamenei et de l’appareil clérical, épaulé par les Gardiens de la révolution.
Ces dernières semaines, le problème a pris au Liban une tournure particulièrement aiguë : la direction du « Hezbollah » a intensifié sa rhétorique confessionnelle au point de brandir la menace d’une guerre civile pour défendre son arsenal. Un porte-parole du parti est même allé jusqu’à qualifier les armes du « Hezbollah » d’« armes de Dieu », reprenant les accents enflammés du secrétaire général adjoint, le cheikh Naim Qassem, qui a évoqué une confrontation « à la manière de Karbala ».
Ce discours a exacerbé les tensions communautaires, dressant le « Hezbollah » contre presque toutes les autres communautés religieuses et formations politiques du pays. Apporter son soutien à la décision de l’État de monopoliser les armes suffit désormais pour être accusé de trahison, de subversion ou de connivence — qu’il s’agisse d’une autorité religieuse, d’un responsable politique ou d’un représentant de l’État. Résultat : le « Hezbollah » se retrouve de plus en plus isolé sur la scène libanaise, tandis que son allié chiite, le président du Parlement Nabih Berri, se trouve dans une position délicate, pris entre son partenariat avec le parti et les critiques venues du Liban, du monde arabe, des États-Unis et de l’Europe.
Ainsi, la « question chiite » s’est réduite à une moitié du duo chiite — le « Hezbollah » — tandis que l’autre, incarnée par le mouvement Amal de Berri, a opté pour le silence ou une dissidence discrète. Des voix chiites modérées admettent qu’aucune solution n’est envisageable tant que le mouvement reste arrimé exclusivement à Téhéran. La plupart des circuits d’approvisionnement en armes et en fonds ont été coupés, et les réseaux « de terrain » passant par l’Irak et la Syrie se sont effondrés avec la chute du régime de Bachar el-Assad.
À l’inverse, d’autres minorités de la région — tels les Kurdes des Forces démocratiques syriennes ou les Druzes de Soueïda — ont pu bénéficier d’une protection internationale ou régionale. Mais les chiites du « Hezbollah », affaiblis par le déclin de l’empire iranien, n’ont plus pour parapluie que l’État libanais — à moins d’accepter le rôle périlleux de gardes-frontières d’Israël, une éventualité d’autant plus sensible après la violence et les destructions de la dernière guerre.
C’est pourquoi des responsables politiques et spirituels, au Liban comme à l’étranger, ont exhorté le « Hezbollah » à cesser de défier l’État et à se placer sous sa protection en lui remettant ses armes. Ces appels ne sont pas des ultimatums, mais des bouées de sauvetage : pour le « Hezbollah » d’abord, pour sa base chiite ensuite, et pour le Liban tout entier enfin.
La remarque appuyée de l’émissaire américain Tom Barrack, soulignant que l’abandon des armes est dans l’intérêt même des chiites, n’était pas une déclaration anodine. Elle portait en elle la clé d’une véritable issue.
À défaut d’entendre ces avertissements, la « question chiite » risque de connaître le même sort tragique que la « question d’Orient » — ou même la « question palestinienne ». Pour éviter d’hériter du destin d’un nouvel « homme malade », les chiites du Liban devront agir avec sagesse, avant que l’histoire ne se répète, cette fois sous forme de tragédie pure et simple.