Le récent massacre de Soueïda et ses conséquences ne sont pas le fruit du hasard. Il s’agit d’un plan soigneusement élaboré, exploitant la diversité démographique de la région. Une fois de plus, le gouvernorat du sud syrien se retrouve au cœur de l’actualité, porté par une mobilisation populaire contre la réalité politique et économique du pays, et par une confrontation croissante avec les nouvelles autorités qui tentent d’y imposer le même modèle sécuritaire appliqué à Idleb.
Les événements se sont rapidement intensifiés à Soueïda, région hautement sensible tant sur le plan historique que religieux. Meurtres, agressions, humiliations publiques ont provoqué l’indignation des Druzes de Syrie et au-delà, notamment au Liban et en Israël. Or, aucun acteur régional n’excelle autant qu’Israël à tirer profit de ce genre de troubles.
Les événements en cours à Soueïda reflètent une dynamique régionale plus large, mêlant effondrement interne de la Syrie et ambitions affirmées de ses voisins. Pour Israël, le sud de la Syrie n’est pas seulement une zone tampon, mais un élément essentiel de sa sécurité nationale. De la même manière, la Turquie perçoit le nouveau régime syrien comme un prolongement de son influence religieuse et géopolitique. Tout cela ouvre la voie à un conflit par procuration entre les deux « arrière-cours » régionales.
Pris dans cette tempête, les Druzes de Soueïda doivent désormais redéfinir leurs alliances dans un paysage en constante mutation.
Exploiter l’anxiété du sud
Les instigateurs de cette agitation ont su tirer parti des peurs profondément ancrées dans le sud syrien, surtout après la chute de l’ancien régime et l’émergence d’un nouveau pouvoir toujours entaché de radicalisme religieux. Ces tensions sont accentuées par la position ambiguë de certains groupes extrémistes vis-à-vis de la foi druze – bien que les Druzes eux-mêmes, tout comme Al-Azhar, considèrent leur communauté comme une secte musulmane.
Israël, de son côté, n’agit pas de manière improvisée. Dès les années 1980, l’État hébreu avait entamé une stratégie d’intégration du plateau du Golan à travers l’infrastructure, l’éducation, les médias et une normalisation progressive avec les habitants. Mais cette tentative s’était alors heurtée à un rejet populaire. Aujourd’hui, l’effondrement du lien affectif et psychologique avec la « Syrie-mère » pourrait offrir à Israël l’opportunité de remodeler la réalité druze et de faire avancer ses intérêts stratégiques à travers Soueïda.
Objectifs sécuritaires
L’un des objectifs prioritaires d’Israël est de réduire l’influence iranienne et celle des factions jihadistes. Soueïda se trouve à la croisée des chemins entre les milices locales et les groupes armés soutenus par l’Iran ou d’autres puissances régionales. Cela en fait un terrain d’essai pour la politique israélienne des « lignes rouges ».
Par des frappes ciblées et une influence diplomatique bien placée, Israël œuvre à démilitariser le sud de la Syrie, rejetant catégoriquement la présence de forces régulières, de milices iraniennes ou de groupes comme Hayat Tahrir al-Cham au sud de Damas. L’État hébreu envisage une zone tampon « stérilisée », sans armes ni menaces, mais sans présence militaire israélienne permanente. À cette fin, Israël exerce des pressions sur les autorités syriennes de transition et les puissances internationales pour empêcher le retour de l’armée syrienne dans la région, y compris lors des dernières trêves.
Le message d’Israël est clair : dans ce Moyen-Orient en recomposition, aucun défi sécuritaire à ses frontières ne sera toléré. Pourtant, même les dispositifs militaires les plus rigoureux – de l’océan Indien à la Méditerranée – ne peuvent effacer les réalités géographiques. Les détroits stratégiques que sont Ormuz et Bab el-Mandeb restent sous menace directe de l’Iran et du Yémen, tandis que la navigation par le canal de Suez dépend encore de l’humeur du régime égyptien.
Objectifs économiques
Au-delà des enjeux militaires, Israël poursuit également des ambitions économiques : mettre en place une route commerciale terrestre qui contourne les passages maritimes devenus trop incertains – du détroit d’Ormuz à la mer Rouge, jusqu’au canal de Suez. Le projet passe par la Jordanie, l’Irak et la Syrie, en particulier via le sud syrien, pour rejoindre le Kurdistan syrien, puis irakien, avant d’atteindre l’Europe. Ce corridor concurrencera l’initiative chinoise des « Nouvelles routes de la soie » et viendrait compléter les voies commerciales indiennes vers le Vieux Continent.
Mais pour rendre ce corridor viable, il faut d’abord le débarrasser des groupes armés, en particulier ceux animés par une idéologie islamiste. Cela explique l’expulsion progressive des tribus arabes de Soueïda et de tout le sud syrien, y compris Deraa. La présence de factions sunnites extrémistes, transférées d’Idleb et désormais intégrées à l’appareil militaire du nouveau régime, est en voie d’élimination – de Qouneitra à Deraa, Soueïda, une partie de Homs et jusqu’à Deir ez-Zor.
Dans son dernier ouvrage, « Le XXIe siècle : une époque en quête d’identité », l’ancien directeur général de la présidence libanaise, Manaf Mansour, écrit :
« Le bombardement du port de Beyrouth le 4 août 2020 a marqué la fin du rôle de transit du Liban. Cet événement est intervenu après des avancées majeures dans la normalisation entre Israël et de nombreux pays arabes. Des projets de ligne ferroviaire entre l’Inde et Haïfa traversant la péninsule arabique sont évoqués, tout comme un corridor maritime reliant la région à l’Europe via Israël. »
Comment expliquer, dès lors, l’absence totale de projets de reconstruction du port de Beyrouth ?
Le travail de préparation en vue d’une route commerciale alternative en est, peut-être, la preuve la plus éloquente.