Les dernières frappes israéliennes en Syrie n’ont laissé aucun doute sur la position du gouvernement Netanyahu envers Damas, dissipant rapidement les vagues d’optimisme illusoires sur une possible normalisation entre les deux pays — certains allant même jusqu’à évoquer un calendrier pour un accord de paix.
Mais il s’agit du gouvernement le plus idéologiquement extrême de l’histoire d’Israël, poursuivant le projet expansionniste le plus ambitieux depuis 1967. Et ses intentions envers la Syrie sont claires depuis la chute du régime précédent. Israël n’a pas tardé à lancer des frappes aériennes inédites et des incursions terrestres, s’imposant de facto comme puissance dominante dans le sud syrien — du Golan occupé à Soueïda. Aujourd’hui encore, l’État hébreu exerce une influence dans le nord du pays, notamment dans les zones sous contrôle kurde.
Ces actions ont été rendues possibles en grande partie par une erreur de calcul de Damas — à la fois une mauvaise lecture des objectifs israéliens et une incompréhension de la position américaine. À cela s’est ajoutée une tentative avortée de rapprochement syro-israélien via l’Azerbaïdjan.
La direction syrienne, notamment le président Ahmad al-Charaa, a semblé prendre au sérieux les prétendues ouvertures « pacifiques » d'Israël. Ce qu’elle n’a pas compris, c’est l’engagement profond de Netanyahu envers les citoyens druzes d’Israël, et le lien puissant — à la fois culturel et de sang — qui les unit à leurs frères en Syrie.
Dès lors que certaines factions armées ont repris leurs campagnes brutales de meurtres, d’humiliations et de profanation de lieux saints druzes — que cela ait été orchestré par al-Charaa lui-même ou commis par des milices incontrôlées —, le gouvernement israélien a réagi dans le cadre de ce qu’il considère comme son obligation morale et historique envers la communauté druze. Une communauté qui a montré une loyauté indéfectible à l’État d’Israël depuis son intégration officielle à l’armée en 1956.
Souvent qualifiée de « pacte de sang », cette relation dépasse le cadre militaire. Les citoyens druzes d’Israël — bien qu’ils ne représentent qu’environ 3 % de la population — sont fortement présents dans les milieux universitaires, économiques, politiques et médiatiques. Cela en fait un lobby influent que Netanyahu, déjà fragilisé sur le plan intérieur, ne peut se permettre d’ignorer, surtout en période électorale.
Mais la question druze n’est pas le seul facteur guidant l’approche israélienne vis-à-vis d’al-Charaa. Netanyahu ne fait absolument pas confiance à ce régime islamiste et souhaite sa chute. En attendant, il s’emploie à l’affaiblir militairement, par étapes, jour après jour.
Depuis le début du conflit syrien, Israël teste une doctrine défensive fondée sur une zone tampon sans armes lourdes s’étendant sur plusieurs dizaines de kilomètres au-delà de sa frontière. Officiellement, cette mesure vise à éviter une répétition de l’attaque du 7 octobre 2023 menée par le Hamas. La zone de sécurité s’étend à l’est de la ligne de cessez-le-feu de 1974 dans le Golan, soutenue par une barrière terrestre et un périmètre militaire déclaré qui peut s’étendre jusqu’à 85 kilomètres à l’intérieur du territoire syrien.
Lorsque al-Charaa franchit cette ligne rouge stratégique — non seulement avec des fantassins, mais aussi avec des chars, blindés et canons — Israël a riposté sans attendre.
Le régime syrien n’avait pas anticipé une telle réponse. Ce qui avait commencé comme des affrontements locaux entre milices bédouines et factions druzes — accusées d’être les vestiges de l’ancien régime, avec la participation présumée d’ex-officiers — a rapidement dégénéré. Qu’al-Charaa ait orchestré ce chaos ou qu’il l’ait exploité pour tenter de reprendre le contrôle d’une région historiquement résistante, il s’est retrouvé confronté à une réalité inévitable : celle des lignes rouges israéliennes.
Les milices utilisées par al-Charaa pour attaquer Soueïda étaient en majorité des forces irrégulières — des djihadistes reconditionnés et des combattants venus d’Idleb, aujourd’hui intégrés officieusement à l’appareil du régime.
La riposte israélienne fut progressive. Dans un premier temps, Israël évita de frapper directement les forces stationnées sur l’axe Damas–Deraa. À la place, elle utilisa des drones pour cibler des positions près de Soueïda. À mesure que les forces du régime avançaient, Israël ignorait les sensibilités turques et les pressions américaines, frappant des cibles du régime à Soueïda ainsi que le nouveau siège de la direction de la sécurité générale à Damas. Ces frappes culminèrent avec des attaques contre le palais présidentiel lui-même.
Ces frappes ont remis les compteurs à zéro, annulant de fait les effets des pourparlers de Bakou. Al-Charaa doit désormais revoir ses calculs, basés sur un soutien américain supposé. Il peut gouverner, mais pas au détriment des intérêts vitaux d’Israël.
Il est désormais clair que les signaux américains en faveur d’un État syrien unifié, sans zones autonomes, étaient le fruit d’une mauvaise interprétation — tant de la réalité syrienne que du silence de Washington face aux projets de déploiement de troupes syriennes dans le sud.
Vers une guerre froide Israël–Turquie ?
Les tensions pourraient s’aggraver entre un régime syrien fragile, soutenu par la puissance militaire turque, des fonds arabes et un parapluie américain, et les minorités locales, qui chercheront de plus en plus un appui extérieur en cas de menace existentielle.
D’où la question centrale : assiste-t-on à l’émergence d’une guerre froide entre Israël et la Turquie ? Quelle que soit la volonté de Netanyahu, la marge de manœuvre israélienne en Syrie reste limitée.
Depuis quelque temps, Netanyahu observe avec inquiétude l’expansion stratégique d’Ankara en Syrie — notamment après avoir affaibli les Kurdes — et dans l’ensemble du Moyen-Orient, jusqu’en Afrique. L’influence croissante de la Turquie représente une double menace : elle redéfinit l’équilibre régional et renforce, à l’intérieur même d’Israël, des groupes comme le Hamas, idéologiquement liés au pouvoir turc par leur appartenance commune aux Frères musulmans.
Mais Netanyahu doit d’abord résoudre une difficulté plus immédiate : le rejet américain de son projet expansionniste en Syrie. Il lui faut convaincre le président Donald Trump que confier la gestion du dossier syrien à la Turquie — membre clé de l’OTAN — ou même lui permettre de jouer les médiateurs dans les grandes affaires régionales, revient à affaiblir le rôle d’Israël. Le poids stratégique de la Turquie lui permet en effet de s’imposer dans des dispositifs sécuritaires et politiques que les États-Unis souhaitent mettre en place, mais qu’Israël est incapable de concrétiser seul.
Un affrontement direct entre Israël et la Turquie reste peu probable. Mais l’évolution de la situation dépendra largement de la capacité de Washington à contrôler le régime d’al-Charaa et à maintenir un ordre régional stable. L’objectif américain reste la stabilisation de la Syrie et de la région, en vue d’une paix durable et d’une normalisation progressive — des objectifs qui empêcheront Netanyahu d’ouvrir un front syrien d’envergure, comme ceux déjà actifs à Gaza, au Liban ou face à l’Iran.