Le christianisme en Syrie n’est pas un simple visiteur de passage : ses racines plongent au cœur de l’histoire, intimement liées à la Première Église et à jamais rattachées au siège d’Antioche. C’est sur la route de Damas que Saul se convertit pour devenir l’apôtre Paul. La Syrie a offert à l’Église de grands saints, tels que Jean Chrysostome. Sur le mont Qorosh, saint Maron, père de l’Église maronite, vécut en ermite, et c’est de là qu’émergea le premier patriarche maronite, Jean Maron. Damas abrite la tête de saint Jean-Baptiste, même si les circonstances ont conduit à ce que son église cède la place à la construction de la grande mosquée des Omeyyades. Et la déclaration du Vatican, l’an dernier, de la sainteté des trois frères Massabki — martyrs des massacres de 1860 — demeure un signe d’espoir pour les chrétiens de Syrie, une preuve que la persécution peut engendrer la sainteté.
Depuis deux mille ans, le christianisme en Syrie a saigné sous le poids des persécutions, des conquêtes et des guerres — et pourtant, malgré le déclin démographique, il a résisté. À l’exception du Liban, où les chrétiens ont tenu à la fois à leur existence et à leur rôle politique, les chrétiens de Syrie — comme dans une grande partie du monde arabe — ont principalement cherché à survivre. Leur rôle s’est concentré sur l’éducation, la culture, l’industrie et le commerce.
Ils se sont attachés à l’État, même dictatorial, comme sous la famille Assad, et ont accepté son autorité — qu’elle soit incarnée par les Assad ou par la figure d’al-Jolani, devenu Ahmad al-Charaa. La logique de l’État, de la citoyenneté, était le meilleur, sinon le seul, choix possible pour eux. Répartis sur toute la Syrie du fait de leur ouverture, les chrétiens ne contrôlent pas un territoire spécifique comme les Alaouites, les Druzes ou les Kurdes.
Ils ne se sont pas précipités pour ouvrir des canaux avec Israël ni pour solliciter la protection de l’Occident, malgré les dangers qui les menacent depuis le 8 décembre 2024 — date de la chute du régime Assad et de la fuite de Bachar à Moscou en tant que président déchu. Certes, la répression ne les vise pas seuls : elle touche aussi les Alaouites, les Druzes et même les sunnites, soumis à de nouvelles normes sociales rigides : interdiction de la mixité, du chant, des soirées, obligation du port du voile. Mais le christianisme, dispersé géographiquement et vulnérable démographiquement, représente la « faiblesse structurelle » de la société syrienne. De plus, les chrétiens sont perçus comme plus aptes à s’intégrer dans les pays susceptibles de les accueillir.
Les appels quotidiens par haut-parleurs dans les quartiers chrétiens pour les inciter à se convertir à l’islam, les slogans de takfir collés sur leurs maisons, l’invocation de fatwas médiévales comme celle d’Ibn Taymiyya pour les réduire de nouveau au statut de dhimmis, et même les effusions de sang — tout cela est minimisé par les autorités comme des actes d’« individus » ou d’« éléments incontrôlés ». Le régime d’Ahmad al-Charaa condamne ces actes, mais sans mesures fermes pour mettre fin aux violations ou provocations. Au contraire, il a imposé des dispositions telles que la proclamation de l’islam comme religion principale de l’État, l’obligation pour le président d’être musulman, et la charia comme source principale de législation dans la constitution transitoire en vigueur depuis le 13 mars 2025. Il a aussi accordé la nationalité syrienne à des milliers de combattants islamistes venus d’Afghanistan, de Tchétchénie, et confié les postes-clés de l’État à des hommes d’un seul camp, ce qui alimente l’inquiétude des chrétiens — et l’inquiétude pour les chrétiens.
Mais l’attentat atroce du 22 juin 2025 — une attaque lâche et haineuse contre des fidèles paisibles lors de la messe dominicale à l’église Saint-Élie de Douela, à Damas — marque un tournant. Plus de 25 personnes ont été tuées dans un attentat-suicide perpétré par des « Daech à la demande ». Cette étape funeste exige des questions franches, sans faux-semblants, et soulève bien des interrogations.
Pourquoi maintenant ? Pourquoi agir après sept mois de pouvoir d’al-Charra ? S’il s’agit bien de « Daech à la demande », pourquoi n’a-t-on pas vu de campagne soutenue de violences ?
Si certains pensent qu’Israël est derrière cette attaque, quel intérêt aurait-il à chasser les chrétiens ou à affaiblir un régime comme celui d’al-Charra, qui fait preuve de souplesse politique et de retenue militaire face à ses frappes répétées et à son expansion ?
Quel bénéfice al-Charra tirerait-il d’un tel carnage, alors qu’il s’efforce de faire oublier l’image du Jolani terroriste au profit de celle d’un homme d’État responsable en costume-cravate ?
Est-ce un hasard si l’attaque survient quelques heures après les frappes américaines contre l’Iran ? Ou bien Téhéran envoie-t-il un message : il détient toujours les cartes, capable de bouleverser la région, de remplacer ses tentacules tranchés par de petites cellules ou même des « loups solitaires » programmés ?
Une lecture plus profonde laisse penser que celui qui a ordonné l’attentat contre Notre-Dame du Salut à Zouk Mikaël en 1994, le massacre de 2010 dans l’église du même nom à Bagdad et le bombardement de Saint-Élie à Damas en 2025 est le même : un monstre qui exploite le sang des innocents au service de ses desseins politiques diaboliques.
L’attaque de Daech en 2010 contre Notre-Dame du Salut à Bagdad a marqué un tournant dans l’exode des chrétiens d’Irak. Alors, même si l’attentat de Saint-Élie à Damas s’avérait isolé, son impact sera profond et durable. La question reste : y a-t-il encore en Syrie des forces prêtes à éviter le pire et à préserver son identité pluraliste, à laquelle le christianisme donne un goût si particulier ?