Depuis l’indépendance du Liban en 1943, les appels à adopter une position de neutralité se sont intensifiés, portés par la complexité géopolitique du pays situé au cœur d’une région minée par les conflits – en particulier après la création de l’État d’Israël – mais aussi par sa configuration sociopolitique où l’identité religieuse est profondément imbriquée dans la politique et l’identité nationale.

Dans les années 1960, le Liban était surnommé la « Suisse de l’Orient » en raison de sa prospérité, de son mode de vie libéral, de son dynamisme culturel, de son système bancaire avancé et de l’ampleur des libertés politiques qu’il offrait par rapport à ses voisins. À cette époque, certains proposèrent d’aller plus loin en s’inspirant du modèle suisse, en adoptant la neutralité, voire même un système fédéral. Les similitudes étaient frappantes : des sociétés composites, un héritage de conflits internes, mais aussi une forte tradition de pluralisme.

Ces dernières années, après une succession de guerres, d’occupations directes et indirectes, et de profondes divisions internes – notamment entre le camp de la « résistance » et celui de la « souveraineté » – l’idée de neutralité est revenue au centre du débat national avec une urgence renouvelée. L’effondrement qui a suivi le soulèvement du 17 octobre 2019, amplifié par les abus de pouvoir et d’armes, a encore renforcé ces appels. À la tête de ce renouveau, le patriarche cardinal Mar Béchara Boutros Raï, dont l’appui a conféré au concept une légitimité politique et morale.

Dans un document publié par Bkerké le 27 février 2021, le patriarche a appelé à l’adoption d’une « neutralité positive active » comme principe constitutionnel – afin de préserver un État libanais fondé sur l’appartenance civique et non religieuse, caractérisé par le pluralisme culturel et religieux, et ouvert sur le monde tout en refusant les alignements régionaux.

Cette proposition a toutefois suscité une réaction violente de la part des cercles proches de « Hezbollah », qui l’ont qualifiée de trahison, de reddition, voire de complot occidental visant à démanteler l’arsenal militaire du parti. Un journal pro-« Hezbollah » est même allé jusqu’à qualifier le projet de neutralité de « projet israélien ».

Le refus du Liban d’adopter la neutralité lui a coûté cher. Le 8 octobre 2023, « Hezbollah » a ouvert unilatéralement un front au Sud sous le prétexte de « l’unité des fronts », entraînant le pays dans une guerre dévastatrice toujours en cours. Ce conflit a anéanti l’image du parti en tant que force de dissuasion contre Israël. Ses affirmations – qualifiant Israël de « plus faible que la toile d’une araignée », promettant une équivalence entre les frappes sur la banlieue sud de Beyrouth et celles sur Tel-Aviv, et se vantant de posséder « 100 000 roquettes et 100 000 combattants » – se sont révélées être de simples slogans, inefficaces dans les faits.

Aujourd’hui, alors que la guerre israélo-iranienne a éclaté le 13 juin 2025, les Libanais retiennent leur souffle, redoutant une intervention de « Hezbollah » pour soulager la pression sur Téhéran, comme il prétendait l’avoir fait pour Gaza. Mais cette fois, les avertissements internationaux ont été clairs et fermes : toute action militaire depuis le Liban ne viserait pas uniquement « Hezbollah », mais tout le pays – avec des conséquences bien plus lourdes que celles de la guerre de deux mois commencée par des explosions de téléavertisseurs, suivie de l’assassinat du secrétaire général Hassan Nasrallah, et conclue par un cessez-le-feu le 27 novembre 2023, largement interprété comme un aveu de la perte de raison d’être des armes du parti.

Jusqu’à présent, malgré une rhétorique enflammée, « Hezbollah » s’est abstenu de rejoindre la guerre. Il s’agit d’une neutralité de fait, non pas choisie mais imposée, qui reflète :

- Des pertes considérables en capacités militaires et en ressources humaines.

- La supériorité technologique, militaire et en renseignement d’Israël, et l’aveu par « Hezbollah » de son incapacité à le dissuader.

- L’effondrement de ses réseaux d’approvisionnement en armes et en financement.

Une inquiétude croissante quant à la fidélité de sa base populaire, qui pourrait réaliser que toute reconstruction est impossible tant que le parti conserve ses armes, et que ses paris stratégiques étaient profondément erronés.

Une prise de conscience qu’une intervention n’inverserait pas le rapport de forces mais entraînerait des pertes irréversibles – voire sa disparition.

La guerre israélo-iranienne ne devrait pas se conclure sans une réduction radicale du rôle régional de l’Iran – voire la chute du régime fondé en 1979 par l’ayatollah Khomeiny. Il existe aujourd’hui un consensus international autour de la nécessité de neutraliser la « triple menace » iranienne : son ambition nucléaire, ses missiles balistiques, et son réseau de milices allant du Liban au Yémen.

Alors que le monde attend l’issue de ce conflit, tous les regards au Liban restent braqués sur « Hezbollah » : poursuivra-t-il sa neutralité forcée, ou obéira-t-il à un « ordre divin » du guide suprême Ali Khamenei si le régime venait à être menacé ?

Quelle que soit l’option choisie, l’après-guerre semble scellé : « Hezbollah » devra plier face à l’autorité de l’État libanais et à sa Constitution.