Un pays ne peut ni se stabiliser ni prospérer tant qu’il vit dans une forme de schizophrénie collective, incapable d’aborder ses différends internes avec transparence et objectivité. C’est le cas du Liban, où les citoyens ne s’entendent même pas sur un manuel d’histoire commun, et où le pouvoir en place applique une lecture à géométrie variable du concept d’occupation, traitant certains avec faveur et reléguant d’autres dans l’oubli.

Alors que la violation de la souveraineté libanaise par Israël et sa présence militaire ont été qualifiées d’occupation, le déploiement de 40 000 soldats syriens sur le territoire libanais, leur mainmise sur la vie politique, l’économie, les ressources nationales et les services de sécurité ont été présentés comme des actes de « coopération », de « coordination » ou encore de « fraternité ». Et pourtant, comme le disait le poète préislamique Tarafa Ibn al-Abd : « L’injustice des proches est plus meurtrière que le coup d’une épée affûtée. »

Cette hypocrisie s’est également traduite dans le traitement réservé aux ex-détenus : les anciens prisonniers des geôles israéliennes ont été célébrés et indemnisés, tandis que leurs concitoyens revenus des prisons syriennes ont été ignorés, stigmatisés, traités comme des lépreux de la nation. Ce deux poids deux mesures n’a fait qu’approfondir le sentiment d’injustice ressenti par une partie des Libanais, et renforcer le sentiment de domination de l’autre, surtout après le renversement de l’accord de Taëf au début des années 1990.

En vertu de la loi n°364 du 16 août 2001, l’État libanais a accordé des compensations financières ou des pensions de retraite aux anciens détenus israéliens : 2,5 millions de livres libanaises (environ 1 666 dollars à l’époque) pour moins d’un an de détention, et 5 millions de livres (environ 3 333 dollars) par année pour ceux ayant purgé plus d’un an. Ceux qui avaient passé plus de trois ans en prison pouvaient choisir entre une compensation forfaitaire ou une pension mensuelle de 400 000 livres (environ 266 dollars), avec en sus une partie des avantages accordés aux militaires. Des indemnités étaient également prévues pour les détenus blessés ou pour les familles des prisonniers décédés. Ces derniers étaient reçus en héros, avec tous les honneurs officiels.

À l’inverse, ceux qui ont survécu aux prisons syriennes n’ont bénéficié d’aucun droit équivalent, d’aucune compensation, d’aucune reconnaissance. Les autorités de l’époque allaient jusqu’à renier tout lien avec eux, comme s’ils souffraient d’une forme de lèpre patriotique.

Et tandis que le 25 mai 2000, date du retrait de l’armée israélienne du Sud-Liban, est devenu jour férié, objet de célébrations nationales et de programmes scolaires, les pressions exercées par le camp du 8 mars — les « Merci Syrie » — ainsi que l’indécision d’une partie du camp du 14 mars ont empêché que le 26 avril 2005, date du retrait de l’armée syrienne, soit reconnu comme une fête nationale équivalente. De même, aucun droit similaire n’a été accordé aux anciens détenus des geôles syriennes.

Mais comment peut-on véritablement célébrer une « fête de la libération » alors que l’État libanais et le Hezbollah continuent de qualifier les fermes de Chebaa et le village de Ghajar de territoires occupés ?

Comment fêter cette journée alors que des Libanais sont restés prisonniers en Israël jusqu’à l’échange de 2008, qui a permis la libération de Samir Kantar et de ses compagnons, ainsi que la restitution des dépouilles grâce à la guerre de juillet 2006 ?

Aujourd’hui, alors que le Liban commémore ce que le gouvernement appelle officiellement « la fête de la libération », cinq collines libanaises sont de nouveau occupées, les raids aériens et les assassinats sont quasi quotidiens. De quelle fête parle-t-on exactement ?

Il serait donc plus sage de cesser de célébrer cette « fête de la non-fête » tant que la libération n’est pas totale, en attendant un règlement clair de la question des fermes de Chebaa, d’autant que la France a récemment remis au ministre des Affaires étrangères Youssef Raji des cartes qui pourraient aider à trancher sur l’identité de ce territoire.

Mais le plus important, c’est que le nouveau pouvoir — là où les précédents ont échoué — ait le courage de mettre fin à cette schizophrénie nationale, en reconnaissant le 26 avril comme date de la libération de l’occupation syrienne, au même titre que le 25 mai l’est pour celle de l’occupation israélienne. Il est temps d’instaurer une égalité citoyenne entre les ex-détenus d’Israël et ceux de Syrie.

Et pourquoi ne pas aller plus loin ? Unifier les différentes dates de libération — celle du mandat français en 1943, du retrait israélien, du départ syrien, et jusqu’à la fin de toute présence militaire illégitime — qu’il s’agisse de factions palestiniennes ou de conseillers du Corps des Gardiens de la Révolution iranienne — en une seule journée nationale qui rassemblerait tous les Libanais. Une journée fondée sur la purification de la mémoire collective et la reconnaissance des sacrifices de toutes les composantes de la nation pour libérer le Liban, qu’il s’agisse d’un ennemi, d’un frère ou d’un ami.