« Pas de panique. » Cette phrase bien connue revient souvent chaque fois que les responsables libanais réagissent à un événement majeur — qu’il s’agisse d’une épidémie, d’une catastrophe naturelle ou, comme c’est le cas aujourd’hui, d’une nouvelle vague de sanctions brandies par le département du Trésor américain à l’encontre du gouvernement et du peuple libanais. Leur calme apparent peut sembler rassurant, mais la véritable question demeure : travaillent-ils réellement, dans l’ombre, à résoudre les crises qu’ils minimisent en public ?
Une délégation du département du Trésor américain a atterri à Beyrouth dimanche dernier. À son programme, une série de réunions avec des responsables libanais pour évaluer les progrès réalisés dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, ainsi que les mesures que le Liban entend mettre en œuvre dans la période à venir. C’est, du moins, ce qu’ont affirmé les autorités locales. Mais avant même son arrivée, le chef de la délégation, John Hurley, sous-secrétaire au Trésor chargé du terrorisme et du renseignement financier, avait tenu un discours beaucoup plus direct : « L’argent continue d’arriver au Hezbollah, en liquide et en or, transporté dans des valises. » Il a ajouté qu’au vu du volume des fonds en question, « nous sommes convaincus que certaines banques facilitent leur entrée au Liban, qu’elles en aient conscience ou non ». Hurley a également souligné que les bureaux de change constituent « une part essentielle du problème », rappelant que le Trésor américain avait récemment imposé de nouvelles sanctions visant des agents financiers transférant de l’argent au Hezbollah via ces bureaux.
Les mesures adoptées
D’après les déclarations des responsables libanais, la réponse de Beyrouth aux interrogations américaines aurait inclus les points suivants :
- La circulaire n°170 émise par la Banque du Liban, imposant des mesures de précaution pour protéger les secteurs financier et économique contre toute transaction avec des entités non agréées ou sanctionnées par des autorités étrangères.
- La circulaire n°1355 du ministère de la Justice, demandant aux notaires d’identifier et de déclarer explicitement la source des fonds dans chaque contrat ou transaction, qu’il s’agisse de paiements en espèces ou par chèque bancaire, et de vérifier que toutes les parties ne figurent pas sur les listes internationales de sanctions.
- La coopération de la Banque du Liban avec la société internationale K2 Integrity, chargée d’aider à la traque des flux financiers suspects et à la réduction de l’économie informelle.
- Le renforcement de la coopération entre les autorités judiciaires, sécuritaires et monétaires pour mettre en œuvre les normes du Groupe d’action financière (GAFI / FATF) relatives à la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme.
Hurley a salué ces efforts, les qualifiant de « progrès significatifs ». Mais malgré ces compliments, Washington estime que le Liban doit en faire davantage. Selon les responsables américains, le Hezbollah tenterait d’introduire environ un milliard de dollars dans le pays avant la fin de l’année — même si le montant effectivement transféré demeure incertain.
Le problème du « coordinateur national »
Le cœur du problème réside dans le fonctionnement de la Commission spéciale d’investigation (CSI) — l’organe national chargé de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Cette commission, selon plusieurs observateurs, aborde la question comme une simple liste de vérification, cochant les cases requises sans passer de la théorie à la mise en œuvre réelle. Contrairement à ce que pensent de nombreux acteurs, y compris le Trésor américain, la question du blanchiment d’argent ne se limite pas aux fonds destinés au Hezbollah : elle est structurelle, liée à la nature même de l’économie libanaise et au faible respect des standards du GAFI, qui avait d’ailleurs déjà placé le Liban sur sa liste grise.
Une application largement défaillante
Pour évaluer l’efficacité d’un pays dans la lutte contre le blanchiment, le GAFI mesure la mise en œuvre de onze critères fondamentaux. Or, selon plusieurs experts, les autorités libanaises ignorent encore la majeure partie du plan d’action et peinent à fournir des données précises. « Il est nécessaire », explique Mohammad Al-Moughbatt, fondateur et directeur du Centre SKY pour la recherche et le conseil, « de comptabiliser les dossiers ouverts par le parquet financier, l’unité de lutte contre les crimes financiers des FSI et la Commission spéciale d’investigation, en lien avec les affaires de blanchiment et de financement du terrorisme. »
Al-Moughbatt ajoute qu’il faut également « recenser le nombre d’affaires de gel d’avoirs engagées et les condamnations judiciaires prononcées pour blanchiment ». Même si peu de verdicts sont attendus la première année, « le minimum requis est de démontrer le nombre d’enquêtes et de rapports réellement initiés ». Les chiffres croisés indiquent que le nombre d’affaires ouvertes, de condamnations et de saisies reste quasi nul, sans aucune confiscation significative à ce jour — un constat qui soulève de sérieuses questions sur l’efficacité du système libanais.
Les dimensions profondes du blanchiment
Le problème dépasse largement les fonds acheminés vers les groupes armés : il découle de failles structurelles dans les mécanismes de contrôle et de reddition de comptes du système financier et judiciaire. Dix ans après l’adoption de la loi 44/2015 sur la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, les données du Centre SKY montrent que notaires, avocats et experts-comptables affichent toujours un niveau de conformité très faible aux obligations prévues par l’article 5 de la loi.
Dans un pays inscrit sur la liste grise depuis plusieurs années, devenu une économie quasi intégralement fondée sur le cash depuis 2019, et miné par la corruption, le gaspillage et l’évasion fiscale — qui sont les crimes initiaux du blanchiment —, le Centre SKY a recensé un nombre dérisoire de déclarations d’opérations suspectes entre 2016 et 2023 : seulement sept émanant des notaires, une des avocats et quatre des comptables. Beaucoup invoquent le secret professionnel pour justifier leur silence. « Mais cet argument », avertit Al-Moughbatt, « ne les dispense pas de coopérer avec les autorités judiciaires et de régulation. Le secret professionnel ne peut pas servir de bouclier contre la loi. »
Au milieu de ces manquements, un seul jugement pour blanchiment d’argent a été rendu par la justice libanaise — à la demande des autorités australiennes, après une enquête internationale sur l’achat en liquide de trois voitures de luxe. Ce verdict n’a été possible que sous pression étrangère. Sans cela, il n’aurait jamais vu le jour.
Une culture du blanchiment
Les fonds acheminés vers le Hezbollah représentent une grande partie du problème, mais la réalité est plus grave : le blanchiment d’argent est devenu une pratique normale au Liban. Tant que les enquêtes seront absentes, les gels d’avoirs rares, les condamnations judiciaires exceptionnelles et les confiscations inexistantes, la sortie du Liban de la liste grise du GAFI restera quasi impossible. Les condamnations internationales — qu’elles émanent du Trésor américain, de l’Union européenne ou d’autres institutions — se poursuivront, entraînant des sanctions financières et bancaires croissantes visant l’État, les individus et les institutions.
Les risques à venir
Le député Mark Daou avertit que le non-respect par le Liban des exigences de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme comporte des risques majeurs, pouvant exposer des particuliers et des entreprises à des sanctions internationales, les excluant de facto du système financier mondial. Il rappelle que ces scénarios ne sont pas théoriques : ils se sont déjà produits, notamment avec la Lebanese Canadian Bank et la Jammal Trust Bank, toutes deux exclues du système financier international après leur inscription sur les listes noires américaines.
Cet avertissement intervient alors que les inquiétudes internationales grandissent face à la présence de fonds suspects au Liban, susceptibles d’être liés à des entités sanctionnées. Si de tels fonds entraient dans le système bancaire officiel, puis transitaient par des banques correspondantes comme Bank of America, Citibank ou J.P. Morgan, cela déclencherait immédiatement des alertes chez leurs responsables de conformité. Il suffirait d’une seule opération douteuse en provenance du Liban pour qu’une banque correspondante mette fin à ses relations avec les établissements libanais.
Un appel à des actions concrètes
En définitive, la lutte contre le blanchiment d’argent exige des mesures tangibles et effectives, non de simples politiques théoriques ou promesses creuses. Les organismes internationaux en sont pleinement conscients, ce qui rend les excuses et les tergiversations désormais inutiles. La crédibilité du Liban et sa place dans le système financier mondial sont aujourd’hui en jeu.
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