Les contradictions de l’économie libanaise sont nombreuses. Mais aucune n’est peut-être plus frappante que la ruée vers l’enseignement privé coûteux dans un pays où, selon les chiffres de la Banque mondiale, 44 % de la population vit avec moins de 1,60 dollar par jour. Cela ne signifie pas que les 56 % restants vivent dans l’aisance : parmi eux, seuls 20 % environ sont réellement à l’aise financièrement, tandis que 36 % tombent sous le seuil de la pauvreté multidimensionnelle. Comment, dès lors, un pays où 80 % des habitants vivent dans la pauvreté peut-il supporter le poids exorbitant des frais de scolarité privés ?

Une nouvelle étude de l’Information Internationale met en lumière ce déséquilibre. Sur 224 000 étudiants inscrits dans l’enseignement supérieur durant l’année universitaire 2022-2023, seuls 66 000 — soit 29,5 % — ont choisi l’Université libanaise, unique établissement public du pays. Les universités et instituts privés, eux, ont attiré la grande majorité : 158 000 étudiants, soit près de 70 %.

Une université nationale en déclin

La différence ne réside pas seulement dans les chiffres. L’Université libanaise a perdu la moitié de ses étudiants en seulement 25 ans — passant de 60 % des inscriptions dans l’enseignement supérieur en 2000 à environ 30 % en 2022. Ce recul s’est produit alors que les familles libanaises traversaient l’une des périodes les plus dures. En septembre 2022, le gouvernement a levé totalement les subventions sur les carburants et relevé le dollar douanier à 15 000 livres. Les prix se sont envolés, propulsant l’inflation à 178 % en fin d’année, selon Fitch Solutions. Pendant ce temps, le salaire minimum dans le secteur privé s’établissait à 2,6 millions de livres, soit à peine 65 dollars au taux de change moyen de 40 000.

Comme beaucoup d’institutions publiques, l’Université libanaise souffre de problèmes chroniques jamais résolus depuis des décennies : bâtiments délabrés, dispersion des campus, absence de titularisation des professeurs, recours aux vacataires, et effondrement des salaires dans le contexte de la crise financière qui frappe le pays depuis fin 2019.

Les familles renoncent à l’enseignement supérieur

Mais la baisse du nombre d’étudiants à l’Université libanaise ne s’explique pas uniquement par ces difficultés internes. Selon l’économiste Jad Chaaban, les classes populaires — qui constituaient traditionnellement sa base — désertent de plus en plus l’enseignement supérieur. Confrontés à des conditions de vie intenables, de nombreux jeunes préfèrent rejoindre le marché du travail plutôt que de poursuivre des études. « C’est un schéma courant, explique Chaaban. Au Liban comme ailleurs, les crises économiques aiguës poussent les individus à délaisser l’éducation au profit de l’emploi. »

D’où la question : si les étudiants pauvres se détournent des études, pourquoi les universités privées continuent-elles de voir leurs effectifs augmenter ?

Selon l’Information Internationale, les effectifs de l’Université libanaise sont restés supérieurs à ceux du privé jusqu’en 2003, année où les deux secteurs se sont égalés à environ 66 800 étudiants chacun. Depuis, la balance s’est inversée. Un facteur clé : le nombre d’établissements privés est passé de 24 en 2000, à 41 en 2003, puis à 51 en 2023.

L’éducation privée, enjeu de partage politique

À quelques exceptions près, la majorité des universités et instituts privés ont été autorisés dans le cadre du système de quotas confessionnels instauré après Taëf, selon une étude co-rédigée par Chaaban intitulée Résister à la marchandisation de l’éducation et à la privatisation des universités. Beaucoup de ces établissements appartiennent à des ministres, responsables ou autorités religieuses. Leurs frais de scolarité sont bien inférieurs à ceux des grandes universités historiques et prestigieuses. Ils offrent de nombreuses bourses à leurs partisans, et les diplômes y sont souvent plus faciles à obtenir, en moins de temps et avec plus de facilités qu’à l’Université libanaise.

Autre facteur : nombre de familles issues de la classe moyenne, autrefois capables d’envoyer leurs enfants étudier à l’étranger, n’en ont plus les moyens. Inscrire un enfant dans une université privée locale, même onéreuse, coûte toujours moins cher que les études et la vie à l’étranger. De plus, les transferts des expatriés constituent un filet vital, permettant à de nombreuses familles de couvrir les frais universitaires, quitte à recourir à l’endettement familial.

Mais les tendances montrent aussi un glissement interne : tous les établissements privés ne profitent pas de la hausse. Les étudiants se détournent des universités historiques et coûteuses au profit d’établissements moins chers. « C’est avant tout une conséquence de l’effondrement économique », souligne Chaaban.

Du droit à la marchandise

Les raisons divergent, mais la conclusion est la même : la perte de confiance dans le système public, l’effondrement des fonctions essentielles de l’État, et la transformation de l’éducation d’un droit en une marchandise. Les familles pauvres s’endettent pour assurer la scolarité de leurs enfants — un endettement qui accentue leur pauvreté au lieu de l’atténuer.