Depuis l’effondrement financier du Liban, les estimations du produit intérieur brut (PIB) se sont multipliées. Presque aucun organisme, local ou international, n’a résisté à la tentation de s’exprimer sur cet indicateur clé de la santé économique d’un État et de son taux de croissance. Tous s’accordent à dire que le PIB libanais a perdu plus de la moitié de sa valeur au cours de ces années noires. Mais l’ampleur exacte de cette chute divise profondément, avec des écarts atteignant des milliards de dollars entre des institutions pourtant réputées professionnelles.
Selon le ministère libanais des Finances, le PIB est passé d’environ 55 milliards de dollars en 2019 à près de 28 milliards en 2024. La Banque mondiale, de son côté, l’a estimé à 26 milliards l’an dernier, le Fonds monétaire international à 28 milliards, tandis que l’Institut de la finance internationale allait plus loin encore, avançant un chiffre de 32,8 milliards.
Des chiffres qui ne collent pas ?
Ni les estimations locales ni celles des institutions internationales n’ont convaincu les leaders du secteur privé libanais ni les chercheurs en économie. Ils estiment que ces évaluations minimisent grossièrement la taille réelle de l’économie. Une récente étude publiée par Lebanon Opportunities et intitulée sans détour « Mission Impossible – Estimating GDP » a calculé le PIB à plus de 40 milliards de dollars. Ce chiffre ne tenait même pas compte de certaines dépenses comme celles des municipalités financées par des taxes directes, de la variation de la consommation de bijoux et de métaux précieux, ou encore de l’économie en cash, évaluée à un minimum de 10 %. En intégrant ces éléments, la production nationale atteindrait plutôt 45 milliards de dollars.
L’analyse s’est appuyée sur la « méthode des dépenses », car ses composantes — consommation des ménages, investissement, dépenses publiques et solde de la balance commerciale — sont les plus accessibles ou les plus faciles à estimer.
Pourquoi de tels écarts ?
Les divergences entre estimations du PIB s’expliquent par plusieurs raisons, à commencer par l’absence de données fiables. Comme le souligne Lebanon Opportunities, « l’économie est une science sociale et non une science exacte ». Toutes les statistiques comportent une marge d’incertitude, et les calculs du PIB ne peuvent fournir qu’une approximation de la réalité. Les comptes nationaux, en particulier, reposent sur de multiples hypothèses et sources disparates. Il n’existe donc aucun indicateur objectif de précision ou de marge d’erreur.
L’intérêt caché derrière la sous- évaluation du PIB
À la différence de nombreux pays qui préfèrent gonfler leurs chiffres, le Liban semble tirer profit de leur réduction. Un PIB plus faible diminue les contributions financières exigées par certaines organisations internationales comme le FMI ou l’ONU, calculées en fonction de la taille économique. Cela renforce aussi l’argument en faveur de l’aide internationale et de l’allègement de la dette, sur la base d’un pays trop pauvre pour assumer de nouvelles charges.
Surtout, accepter des chiffres artificiellement réduits — de près de 18 milliards de dollars par rapport à la réalité — sert de justification à des politiques d’austérité. Le PIB étant la référence de presque tous les indicateurs, sa baisse fait apparaître les dépenses publiques comme excessives, le revenu par habitant comme plus faible et le déficit budgétaire comme plus important. Ces distorsions facilitent le maintien de l’austérité et la dépendance aux financements extérieurs.
Les économistes avertissent toutefois qu’une telle stratégie peut coûter cher. Elle dégrade la note de crédit du pays, ternit sa réputation internationale, dissuade les investissements étrangers et fausse la planification économique intérieure en produisant des repères trompeurs.
Mais dans le cas libanais, les autorités semblent juger que les avantages surpassent les risques. Un État englué dans les défauts de paiement, la corruption et un gouffre bancaire de 80 milliards de dollars n’a guère à perdre de la méfiance des investisseurs. Au contraire, se présenter comme un pays appauvri pourrait attirer davantage d’aides — sans engager les réformes exigées par la communauté internationale. Et c’est peut-être là, préviennent les analystes, le danger le plus grave.
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