Il est regrettable qu’aujourd’hui encore, les élèves du Liban étudient l’histoire, de la deuxième à la neuvième année scolaire, à partir de manuels approuvés entre 1968 et 1971. De nombreuses tentatives ont été faites pour moderniser le livre d’histoire au Liban, mais toutes ont échoué, les divergences de vision entre Libanais — et surtout parmi les responsables politiques — concernant l’histoire de leur pays et de la région ayant empêché tout consensus.

En 1973, le programme d’histoire du secondaire s’arrêtait à la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec un chapitre annexe sur la cause palestinienne. La situation demeure identique aujourd’hui.

Le Dr Nemer Freiha, historien et pédagogue, titulaire d’un doctorat obtenu aux États-Unis, a défendu une approche critique de l’enseignement de l’histoire, loin du par cœur et de la mémorisation mécanique. Il a présidé le Centre de recherche et de développement pédagogiques (CERD) durant trois ans (1999-2002). À cette époque, il mit en place des commissions spécialisées qui rédigèrent en 2000 un manuel d’histoire couvrant les événements jusqu’à cette année-là. Il fut cependant démis de ses fonctions car le ministre de l’Éducation de l’époque souhaitait un récit sélectif de l’histoire du Liban, adapté à des intérêts politiques et confessionnels étroits.

Nous publions ici la première partie du deuxième chapitre de son livre « Manhaj al Tarikh wa Kutubuhu, Shahada lil Tarikh », paru en 2014 aux éditions Dar Alif Ya, où il retrace la problématique du manuel d’histoire au Liban.

Les programmes de 1968–1971

Les programmes publiés entre 1968 et 1971 sont restés en vigueur jusqu’en 1997, y compris celui d’histoire, car les nouveaux programmes de 1997 n’intégraient pas cette matière — en dépit des dispositions de l’Accord de Taëf. L’article (D), intitulé « Éducation et enseignement », prévoyait notamment :

- Assurer l’éducation pour tous et la rendre obligatoire au moins au niveau primaire.

- Garantir la liberté d’enseignement dans le respect des lois et règlements publics.

- Protéger l’enseignement privé tout en renforçant le contrôle de l’État sur les écoles privées et les manuels scolaires.

- Réformer et développer l’enseignement public, professionnel et technique afin de répondre aux besoins de développement du pays ; améliorer l’Université libanaise, en particulier ses facultés appliquées.

- Réviser et moderniser les programmes pour renforcer le sentiment d’appartenance, l’unité nationale et l’ouverture spirituelle et culturelle, et unifier les manuels d’histoire et d’éducation civique.

Il est clair que l’histoire a été mise en avant dans l’Accord de Taëf, non pas par hasard, mais parce que les législateurs savaient que les contenus enseignés divisaient plus qu’ils n’unissaient. Ils voulaient insister sur l’importance de cette matière dans la construction d’une identité nationale commune et d’une génération consciente des ravages des guerres, pour éviter qu’elle ne répète les erreurs de ses aînés.

1 – L’enseignement de l’histoire dans les écoles libanaises

Au Liban, le manuel d’histoire revêt une signification particulière pour la société en plus de sa valeur éducative. Depuis le XIXe siècle, cette matière est enseignée, parfois sous l’influence des écoles missionnaires, parfois à la demande des familles désireuses de voir leurs enfants connaître l’histoire de l’Empire ottoman, des grandes puissances ayant marqué le Liban, ou encore des civilisations anciennes de la région, dont la civilisation phénicienne.

L’élaboration de programmes scolaires formalisés ne commença vraiment qu’en 1918, quand l’Américain Bobbitt publia le premier ouvrage de référence sur les fondements des programmes éducatifs.

Sous la Mutasarrifiya, puis durant le Mandat français, l’histoire fut introduite dans l’enseignement officiel. Au Collège de ‘Aïn Toura, raconte Shaker al-Khoury, « un lecteur s’asseyait en hauteur et lisait à voix haute pendant les repas ». On y utilisait Tarikh al-Rumaniyyin de Laurent, Tarikh Lubnan du père jésuite Martinos — traduit en arabe par Rasheed al-Shartouni et adopté dès 1889 —, Mukhtasar Tarikh Lubnan par Lahd Khater (1914), Nayl al-Irab fi Tarikh al-‘Arab’ par Adeeb Lahhoud, ainsi que la série Durus al-Tarikh al-Islami largement utilisée dans les écoles des wilayas ottomanes, comme celles d’al-Maqasid à Beyrouth.

Les écoles privées, nombreuses sous le Mandat, utilisaient aussi des manuels étrangers, notamment français, où l’on étudiait l’histoire de l’Europe et du monde, mais rarement celle du Liban. Certaines adoptaient Mukhtasar Tarikh Suriyya par père Lammens ou Tarikh Lubnan al-Mujaz.

Un épisode singulier de cette époque est relaté par Wahib Abi Fadel : la rédaction de Tarikh Lubnan al-Mujaz en 1938 par deux grands historiens, Asad Rustom et Fouad Aphram al-Bustani. Selon Abi Fadel, le président Émile Eddé avait convoqué Rustom, jugeant qu’« un pays civilisé ne pouvait rester sans histoire écrite ». Pour éviter toute suspicion politique, Rustom proposa une collaboration entre l’Université américaine de Beyrouth et l’Université Saint-Joseph. Bustani fut également sollicité par le ministre de l’Éducation Habib Abi Shahla. Le livre, fruit de leur travail commun, fut adopté dans les écoles publiques et certaines privées, et utilisé dans les examens officiels.

2 – Le programme d’histoire après l’indépendance

Après l’indépendance, les programmes de 1946 accordèrent une place importante à l’histoire du Liban. Sous la rubrique « Histoire et géographie », on pouvait lire :

« L’histoire est l’un des cours les plus utiles pour renforcer le sentiment national et la fierté patriotique. L’histoire du Liban, en particulier, est riche en hauts faits, en génie créatif et en contributions humanitaires remarquables dans divers domaines. L’enseignant a le devoir agréable de transmettre tout cela à ses élèves et de leur rappeler qu’ils sont les héritiers de ces ancêtres, chargés de poursuivre leur noble mission. »

Mais lors de la révision des programmes entre 1968 et 1971, l’orientation changea radicalement : l’histoire ne comportait plus aucun objectif lié spécifiquement au Liban. L’intention semblait être de réduire le rôle identitaire de la matière au profit du courant arabo-nassérien qui mettait en avant la nation arabe plutôt que l’État libanais.

Ce programme de 1968–1971 reste encore en vigueur en 2014. La guerre civile (1975–1989) retarda toute tentative de réforme. La première avancée en ce sens fut l’Accord de Taëf, qui reconnut explicitement l’insuffisance des manuels existants.

Le Plan de relance éducative reprit cette idée dans le chapitre « Cadres de la politique éducative » :

« Unifier les manuels d’histoire et d’éducation civique et les rendre obligatoires dans toutes les écoles publiques et privées afin de renforcer l’appartenance et l’unité nationales. »

Cette décision confirmait la nécessité d’un manuel d’histoire unique pour les secteurs public et privé, confié légalement au CERD.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage de Freiha nous aborderons les obstacles rencontrés par le CERD et ses commissions spécialisées dans la refonte des programmes, notamment ceux d’histoire et d’éducation civique.