Depuis l’aube de l’histoire, les êtres humains ont parcouru les vastes étendues de la Terre à la recherche de terres adaptées à leurs besoins et à leurs conditions. Les frontières naturelles déterminaient la possession des territoires choisis, tandis que d’autres facteurs naturels — comme les sources d’eau douce — façonnaient des communautés agricoles établies près des rivières et des lacs. Avec le développement du peuplement et de l’urbanisation, les bases de la civilisation se sont dessinées. Rapidement, un lien s’est créé entre la terre choisie et ses habitants, formant le socle de l’identité. Les populations ont instinctivement défendu ce qu’elles considéraient comme leur « patrie », un prolongement d’elles-mêmes et du travail de leurs ancêtres. Dans les monuments qu’elles ont érigés — forteresses, murailles, pyramides, châteaux, jardins suspendus — elles ont inscrit leurs identités, devenues des symboles indissociables de peuples et de territoires précis.

C’est ainsi que naquirent les premières civilisations : la vallée de l’Indus, la Mésopotamie le long du Tigre et de l’Euphrate à Babylone, la vallée du Nil en Égypte, et les civilisations des fleuves Yangtsé et Jaune dans le nord de la Chine. Ces civilisations se sont succédé au fil des siècles, toutes enracinées dans la géographie, base essentielle de leur naissance et de leur continuité. Le dénominateur commun était la terre et le peuple, avec une communication qui évoluait en langues. Chaque région connaissait clairement ses frontières, sans besoin de traités ni d’explications. La géographie s’imposait, non seulement comme un facteur naturel, mais comme une force déterminante de l’identité et de l’appartenance.

Dans son ouvrage Prisoners of Geography, le journaliste Tim Marshall explique que les décisions internationales, les événements, les conflits et les guerres civiles ne peuvent être compris sans prendre en compte les espoirs, les craintes et les représentations forgées par l’histoire — et inévitablement influencées par la géographie, l’environnement physique dans lequel individus, communautés et nations ont évolué.

Les frontières naturelles n’étaient pas de simples obstacles : elles définissaient les sphères d’influence. Montagnes, rivières et mers devinrent des lignes de partage entre les peuples. Les Andes séparent le Chili de l’Argentine. La Grande Muraille de Chine protégeait les frontières impériales. Les monts Zagros ont défendu la Perse contre des invasions répétées et de grandes campagnes militaires, tout en fournissant des ressources naturelles vitales.

Dans le bassin méditerranéen, la géographie a joué un rôle similaire. Les Alpes ont isolé la péninsule italienne de l’Europe du Nord, permettant à Rome de bâtir son empire à l’abri d’ingérences directes. Les Pyrénées ont constitué une barrière naturelle entre la France et la péninsule Ibérique, freinant les invasions. Le massif de l’Atlas a protégé les royaumes d’Afrique du Nord des incursions septentrionales, tandis que le désert du Sahara empêchait l’expansion du sud vers le nord.

À l’échelle régionale, la géographie a façonné la carte d’influence du Moyen-Orient. La chaîne du Mont-Liban, l’Oronte et les monts Taurus ont servi de barrières naturelles freinant invasions et expansions. Le désert syrien et le désert du Sinaï ont entravé certaines campagnes militaires, imposant des couloirs stratégiques limités. Le Jourdain a été à la fois une ligne de séparation géographique de la Cisjordanie et une frontière géopolitique sensible au cœur du conflit israélo-palestinien, surtout face aux appels répétés à une solution à deux États. Le plateau du Golan demeure un point stratégique entre la Syrie et la Palestine occupée, l’une des zones les plus disputées depuis son occupation par Israël en 1967. Au sud de la Syrie, la région montagneuse de Soueïda relie trois zones régionales, tandis que la côte syrienne représente le seul débouché maritime du pays vers l’extérieur.

Les mers et les littoraux constituent à la fois des voies d’accès et des barrières, façonnant commerce, politique et sécurité. Pour certains pays, l’ouverture maritime fut une bénédiction. Les Pays-Bas, malgré leurs ressources limitées, ont tiré parti de leur large façade maritime pour contrôler les routes commerciales. Pour d’autres, les côtes ont représenté une menace constante.

La géographie du Liban, avant le tracé des frontières que nous connaissons aujourd’hui, en faisait un carrefour de civilisations. Mentionné dans l’Épopée de Gilgamesh, il porte l’un des plus anciens noms géographiques de l’histoire, donnant son appellation à une patrie. Terre des Cananéens/Phéniciens, son emplacement stratégique et ses atouts naturels ont attiré successivement Assyriens, Babyloniens, Perses, Macédoniens, Romains, Byzantins, dynasties islamiques, Croisés, Mamelouks, Ottomans, avant le mandat français qui proclama le Grand Liban en 1920, menant à l’indépendance en 1943.

Les frontières modernes sont issues d’accords entre puissances coloniales. L’accord Sykes-Picot, entre le ministre français Georges Picot et le diplomate britannique Mark Sykes — avec l’aval de la Russie — a découpé les territoires ottomans durant la Première Guerre mondiale. Avec l’effondrement des empires, le droit international a évolué et l’ONU a été créée. Pourtant, les frontières restent des lignes définissant l’identité, nourrissant l’appartenance et souvent les conflits.

Nous avons hérité de cartes tracées par des puissances disparues, des frontières qui ont engendré des États fragiles et alimenté divisions sectaires et nationalistes. Ces cartes dictent encore nos destins. L’idée d’un « Nouveau Moyen-Orient », apparue après 2003, n’était qu’une prolongation de la même logique. L’histoire est marquée par les guerres et les drames engendrés par des politiques coloniales qui dessinaient les frontières à la règle et au stylo, alors même que la Société des Nations prônait « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».

Où en sommes-nous aujourd’hui de ce principe ? Les partages passés l’ont totalement ignoré, privilégiant les intérêts impériaux aux réalités géographiques ou démographiques. Le résultat : des entités politiques imposées dont l’instabilité perdure.

Aujourd’hui, les outils de contrôle ont changé, tout comme certaines des puissances qui tirent les ficelles. Mais les motivations demeurent. Malgré les armées intelligentes, la précision technologique, les nouveaux corridors commerciaux et l’imbrication des politiques mondiales, le découpage continue. Le Soudan en est un exemple récent, avec une carte redessinée selon des intérêts internationaux.

La géographie et l’identité de notre région empêcheront-elles l’imposition d’un nouveau projet de partition, notamment en Syrie déchirée par la guerre ? Ou bien les équilibres sectaires et religieux deviendront-ils le nouveau crayon traçant les frontières ? Le Liban, lui aussi, en subirait inévitablement les conséquences, peut-être indirectement. Les frontières nord et est pourraient être redessinées. Au sud, cependant, existe déjà la « Ligne bleue », malgré des désaccords sur certains points.

Nous n’avons pas le privilège de choisir la géographie dans laquelle nous naissons, ni de changer la nature humaine ou les bouleversements historiques. Mais nous pouvons choisir de comprendre, d’accepter, de refuser ou même de participer à tracer nos frontières futures — ou à les préserver. Les frontières ne doivent pas se réduire à un héritage géographique. Elles sont devenues une réalité trop vaste pour être contenue par des barbelés ou des murailles. C’est en reconnaissant cela que nous pourrons préserver nos identités sur le papier et sur la terre, sans devoir redéfinir la nationalité à chaque nouveau tracé de frontières.

*Écrivaine, réalisatrice et productrice libanaise