Philippe Chalmain , économiste et directeur du rapport « CyclOpe » analyse les enjeux stratégiques des « terres rares »
Pour ce 39e rapport, vous avez choisi « Le piétinement sourd des légions en marche », tiré du poème La Trebbia de José Maria de Heredia. Les guerres prennent le pas sur l’espoir d’une paix globale ? Vous basculez dans un pessimisme épais dans cette nouvelle édition ?
Pessimisme, non ! Mais réalisme, certainement. Le sous-titre de CyclOpe 2025 est venu presque naturellement, tant la planète est marquée du « piétinement sourd » de légions qui piétinent tout sur leur passage de l’Ukraine à Gaza sans oublier des légions plus sauvages encore du Soudan au Congo et celles qui se préparent encore au large de Taïwan ou de la Corée. Et puis, comment ne pas voir dans l’image de ce pied d’éléphant écrasant tout sur son passage, celui de Donald Trump piétinant avec une sorte d’allégresse l’ordre économique et politique mondial que les États-Unis avaient contribué à édifier depuis la Seconde Guerre mondiale.
Après le Covid en 2020, l’invasion de l’Ukraine en 2022, le choc trumpien de 2025 est la dernière goutte qui met un terme au rêve que nombre d’entre nous ont pu entretenir d’une mondialisation heureuse et d’une sorte de « fin de l’histoire ». Un peu comme les années trente et soixante-dix du siècle précédent, les années vingt du XXIe siècle marquent une rupture majeure dont nous peinons encore à mesurer les conséquences : celles d’un monde éclaté, marqué de fractures majeures aux frontières encore incertaines entre le G7, les BRICS et nombre de pays cherchant encore leur place dans ce nouveau « grand jeu ». Vaincues à La Trebbia puis à Cannes, les légions romaines prirent ensuite leur revanche sur Hannibal. Qu’en sera-t-il demain ?
Les accords miniers négociés par Trump en Ukraine ou au Congo. Ou avec la Chine dans le cadre des négociations sur les droits de douane. Quelles sont les terres rares concernées ? Quelle importance stratégique pour les économies occidentales ?
Donald Trump aura eu au moins un mérite : celui de remettre le dossier des métaux au sommet de la pile des dossiers à traiter d’urgence pour les Occidentaux. Il ne s’agit pas, en effet, que des « terres rares », une petite famille des métaux, certes stratégiques et incontournables, mais de l’ensemble des métaux critiques pour la transition énergétique : le cobalt et le lithium de nos batteries, tout comme le graphite et le nickel et puis aussi nombre de « petits » métaux utilisés dans l’électronique comme le germanium, le gallium, l’indium et tant d’autres, par exemple l’antimoine utilisé pour la fabrication des munitions. Et puis, il y a surtout le cuivre au cœur de la transformation électrique. Le cuivre est certainement la matière première la plus stratégique des décennies à venir.
Les ressources minières sont réparties inégalement dans le monde, mais la Chine a construit au fil des années une position dominante dans la métallurgie et le raffinage de ces métaux. Longtemps, les pays occidentaux ont été trop heureux de délocaliser les nuisances environnementales liées à ces activités, mais le réveil aujourd’hui est bien tardif.
Donald Trump peut signer des accords « miniers » avec l’Ukraine et peut-être demain avec la RDC (Congo). Mais le temps de la mine, et même celui de la métallurgie, est un temps long (10 à 20 ans) et la dépendance à la Chine pèse bien lourd dans les négociations internationales.
Après une stabilité relative en 2024 (baisse de 1 % de l’indice CyclOpe), les prix des matières premières devraient diminuer en moyenne de 6 % en 2025, d’après vos prévisions. Le prix du baril est en fort repli… Tout cela est plutôt positif pour la croissance mondiale, non ?
Les tensions actuelles et puis aussi l’incertitude liée aux décisions et contre-décisions trumpiennes rendent plus que jamais aléatoire l’exercice de prévisions. Toutefois, les prix mondiaux devraient globalement s’inscrire plutôt en baisse en 2025. Il faut tenir compte de l’impact des guerres tarifaires sur la croissance mondiale et donc sur la demande et prendre en compte aussi le ralentissement de la croissance chinoise. Dans le domaine de l’énergie, l’augmentation de la production de pétrole des pays à l’extérieur de l’OPEP+ ainsi que le relâchement des quotas de l’OPEP+ pousseront les prix à la baisse en deçà des $ 60 le baril de Brent. Les prix des grandes denrées agricoles (céréales, soja…) resteront aussi déprimés du fait d’excellentes récoltes au niveau mondial. Et même pour les métaux, la plupart des bilans mondiaux restent, pour 2025 au moins, excédentaires. Enfin, il faut rappeler que tous ces prix mondiaux sont exprimés en un dollar qui s’est fortement déprécié et que les errances budgétaires trumpiennes continueront à pousser à la baisse. Au fond, même si les prévisions de CyclOpe ont été réalisées avant la tornade trumpienne, elles restent d’actualité à quelques exceptions près de l’or au bitcoin ! La baisse des prix de l’énergie aura certainement un impact positif pour les consommateurs et donc sur l’inflation « ressentie », en particulier en Europe. Mais aux États-Unis, avec l’impact des tarifs douaniers, c’est de stagflation que l’on commence à parler.
Les mouvements erratiques du prix des minerais auront-ils un impact négatif sur les investissements nécessaires pour la transition énergétique ?
Depuis les années soixante-dix, la nature même des marchés de matières premières est caractérisée par leur instabilité. Il n’y a, au fond, rien de nouveau si ce n’est un peu d’incertitude supplémentaire. Un projet de mine de cuivre susceptible de produire 200 à 300 000 tonnes par an représente un investissement de l’ordre de $ 5 milliards (au moins) qui commencera à produire au mieux dans 15 ans avec tous les aléas que représentent les incertitudes géopolitiques, réglementaires et environnementales. En dehors de quelques opérateurs chinois, qui songe raisonnablement à investir en République démocratique du Congo ? Par ailleurs, il faut tenir compte des évolutions technologiques : quels seront les métaux utilisés dans les batteries électriques dans vingt ans ? Aura-t-on encore besoin de lithium, de cobalt ? L’histoire des métaux est pleine d’extinctions et de résurrections ! Ainsi, l’étain fut stratégique à la fin du XIXe siècle pour la fabrication du fer blanc utilisé dans les boîtes de conserve. Un siècle plus tard, l’étain semblait être devenu un métal du passé lorsqu’il s’est révélé être indispensable dans les soudures pour l’électronique et en particulier pour les semi-conducteurs. Et, en 2025, c’est un des marchés les plus tendus, alors que des guérillas affectent les mines de l’État Wa (Birmanie) et du Kivu (RDC) !
Les dérèglements climatiques, comme le retour d’El Niño, menacent les rendements agricoles, maintenant une pression sur les prix des denrées alimentaires. La sécurité alimentaire est un enjeu central…
Pour l’instant les perspectives de production agricole sont très favorables. L’Inde et la Chine devraient enregistrer des productions record de céréales. C’est l’abondance qui domine aussi en Mer noire, tout comme en Amérique latine. Bien entendu, les accidents climatiques restent une épée de Damoclès sur les marchés agricoles mondiaux : El Niño, certes, mais des gelées au Brésil pour le café, des sécheresses ou des inondations et puis aussi des maladies, alors même que l’on remet en cause, souvent trop rapidement, engrais, phytosanitaires, et génie génétique.
Là aussi, il faut raisonner à long terme, penser que l’un des défis majeurs de l’humanité au XXIe siècle sera de nourrir dix milliards d’hommes et pas uniquement des végétariens ! La malnutrition touche encore près d’un milliard d’hommes : c’est la pauvreté alimentaire. La faim est, elle, une réalité partout où domine la folie des hommes, comme au Soudan aujourd’hui. Avec la croissance démographie attendue, le défi alimentaire africain reste d’une urgence absolue.
Votre rapport met également en garde contre une volatilité persistante des cours des matières premières. Est-ce l’illustration de bulles spéculatives, comme celle du cacao en 2024 ?
Nous vivons dans un monde où tout est instable et volatil. Ma seule certitude chaque soir est que, demain matin, le prix du dollar, du pétrole, du blé, du cuivre sera différent d’aujourd’hui. Je dois donc anticiper, comme chacun d’entre nous, me livrer à une spéculation qui n’est pas simplement intellectuelle. Spéculer, c’est en latin « speculare », regarder en avant, se projeter. Nous sommes tous de près ou de loin des spéculateurs, directement pour les boursicoteurs, mais indirectement aussi par le biais de nos caisses de retraite, de nos mutuelles… Sur les marchés de matières premières, il y a certes de la spéculation financière : elle est même nécessaire pour donner de la liquidité et de la profondeur aux marchés, mais elle n’est que l’écume sur la vague. Les marchés réagissent avant tout aux « fondamentaux », c’est-à-dire à l’anticipation de ce que sera demain le rapport entre l’offre et la demande. C’est ce qui explique effectivement la flambée des prix du cacao qui se poursuit depuis le début de 2024 et qui est liée à une forte baisse de la production en Afrique de l’Ouest. Et puis, il est vrai qu’à certains moments, les acteurs des marchés (des hommes et des femmes et pas seulement des algorithmes et de l’intelligence artificielle) cèdent à des passions « d’exubérance irrationnelle ». Mais le destin d’une bulle est d’éclater un jour ! Il en fut ainsi des bulbes de tulipes aux Pays-Bas au XVIIe siècle. Il en sera encore de même au XXIe siècle !
Propos recueillis par ERE