Deux scènes parallèles dominent le paysage économique du Liban sous le premier gouvernement du président Joseph Aoun. La première est marquée par une activité ministérielle intense : visites inopinées dans les institutions paralysées, conférences de presse, réunions diplomatiques en série avec les bailleurs de fonds internationaux, notamment le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. L’objectif ? Traduire les promesses en actions concrètes, lancer les réformes attendues et attirer touristes et investissements.
Mais la deuxième scène, moins reluisante, s’impose en filigrane. Les crises héritées du gouvernement précédent restent sans solution. Le secteur bancaire est en proie à des tensions croissantes, divisé en deux camps opposés. La paralysie administrative perdure dans les bureaux du cadastre et les centres d'immatriculation. Les prix, quant à eux, continuent leur envolée.
Ceux qui pensaient que les difficultés économiques prendraient fin avec le retour à l’ordre politique et constitutionnel se sont trompés. La stabilité n’est que le point de départ des réformes, non leur aboutissement. L’obsession des grands dossiers a fait oublier aux ministres l’urgence des problèmes quotidiens, qui ne tolèrent plus ni report ni tergiversation. Et le doute grandit parmi les citoyens, fonctionnaires, investisseurs et déposants : certains dossiers seraient-ils volontairement dilués ?
Les fonctionnaires montent au créneau
Le syndicat des employés de l’administration publique est redescendu dans la rue avec un sit-in devant le Grand Sérail, en coordination avec la Confédération générale du travail libanaise et le Conseil des retraités. « Nous ne demandons pas l’impossible, juste le minimum : une vie digne, un salaire équitable et un environnement de travail respectueux », affirme Ibrahim Nahal, membre du syndicat. Malgré treize mois de salaire assortis de primes de productivité, les rémunérations sont inférieures de 60 % à celles d’avant la crise. Et ces primes n’entrent même pas dans le calcul du salaire de base, ce qui limite fortement le montant des pensions futures — plafonnées à 1 000 dollars au mieux.
« Nous réclamons la suppression des critères d’« assiduité » jugées injustes, l’intégration des primes au salaire de base, un barème mobile des salaires, l’amélioration des prestations sociales, la rénovation des bureaux et des moyens de transport dignes », ajoute Nahal. « Faute de quoi, nous entamerons des actions de plus en plus musclées jusqu’à l’obtention de la justice sociale. »
Les contractuels oubliés
Tandis que les droits des fonctionnaires restent intacts, ceux des enseignants contractuels sont amputés. Représentant plus de 80 % des professeurs de l’enseignement public, ils voient leurs acquis supprimés. Jusqu’en février, les enseignants titulaires comme contractuels percevaient, en plus de leurs salaires dérisoires en livres libanaises, une prime de 375 dollars, versée via OMT grâce à des bailleurs internationaux. Mais le nouveau gouvernement a, sur demande de la ministre de l’Éducation Rima Karami, réintégré ces primes dans les salaires des titulaires, payés en livres.
Karami avait promis d’augmenter le tarif horaire des contractuels à 8 dollars, réglés en livres. Pourtant, depuis février, ces derniers n’ont rien perçu : ni salaires, ni compensations.
« Nous avons été trahis par la ministre », déclare Nesrine Chahine, présidente du Comité des enseignants contractuels. Après des semaines de mobilisation, le Conseil des ministres a finalement examiné leur dossier lors de la séance du 2 mai. La ministre s’est engagée à soumettre un rapport complet. Les 14 000 enseignants du cycle fondamental — soit 80 % du personnel — réclament le retour des primes mensuelles ou une hausse du tarif horaire à 10 dollars avec arrêt des primes l’été. « Sans réponse favorable, nous lancerons un sit-in illimité à l’entrée du Grand Sérail à la mi-juin », annonce Chahine.
Les retraités en difficulté
Les retraités de la fonction publique ne sont guère mieux lotis. Bien que leurs indemnités aient été laminées par l’effondrement de la monnaie, ils doivent encore verser 9 % du salaire minimum — soit 1 620 000 livres par mois — à la Sécurité sociale, même s’ils sont déjà couverts ailleurs. Un fardeau financier qui dépasse largement leurs maigres pensions.
Salaires figés, prix en hausse
Le secteur privé n’est pas épargné. Les prix à la consommation ont bondi de 13 % depuis janvier, et de 2 600 % depuis 2019. Pourtant, le salaire minimum, dépourvu de toute indexation, reste bloqué au Conseil des ministres. Les syndicats ont quitté la commission chargée de le réviser, protestant contre la proposition de le porter à seulement 312 dollars.
Quant aux déposants, ils ne récupèrent que des miettes de leurs économies. La restructuration du secteur bancaire tarde. Le problème ne tient pas uniquement à l’absence de lois adaptées, mais aussi aux divisions internes : une minorité de banques refuse d’augmenter ses fonds propres ou de renoncer à ses privilèges passés, tandis que d’autres se disent prêtes à se recapitaliser et à reprendre une activité normale.
Les experts estiment les actifs du secteur bancaire à plus de 20 milliards de dollars : 8,5 milliards en réserves à la Banque du Liban, 2 milliards issus des eurobonds restructurés, 5 milliards de capital, 2,5 milliards d’actifs nets à l’étranger, plus de 2 milliards en biens immobiliers et environ 2 milliards dans des banques étrangères.
Le secteur pourrait se relancer rapidement et libérer progressivement les dépôts, à condition que la confiance soit restaurée. Selon le gouverneur de la BDL, Karim Souaid, l’objectif est clair : éviter la faillite des banques, refuser les traitements de faveur, et reconnaître les dépôts comme des avoirs légitimes, indépendamment de l’accord final avec le FMI.
Le Liban absent des équations régionales
Alors que la région connaît de profondes mutations, le Liban reste absent des dynamiques économiques et embourbé dans les intérêts étroits de certains profiteurs. L’affaire explosive de la taxe sur les carburants en est une illustration brûlante — le feu n’est toujours pas éteint.